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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

L’Italie, l’Euro, Fillon et la souveraineté…

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Alexis Feertchak, du FigaroVox, m’a soumis plusieurs questions ; les réponses en ont été publiées sur le site de FigaroVox[1]. Compte tenu de l’ampleur de ces questions, qui vont du référendum italien aux conséquences d’une éventuelle sortie de l’euro, et qui nécessitent parfois des réponses approfondies, le texte publié sur FigaroVox a dû être coupé car trop long. Je publie ici l’intégralité de mes réponses.

(1) Ce dimanche, a lieu en Italie le référendum sur la réforme constitutionnelle souhaitée par le président du Conseil des ministres italien Matteo Renzi. Quels sont les enjeux européens de ce référendum ?

Les enjeux de ce référendum sont en réalité à la fois locaux et européens. C’est la combinaison de ces deux aspects qui inquiète actuellement les marchés financiers et qui explique que les dirigeants européens regardent ce scrutin (et dans une moindre mesure l’élection présidentielle autrichienne) avec la plus grande attention[2]. Et, en un sens, ils n’ont pas tort. Car, une victoire du « Non » ouvrirait une période d’incertitudes pour la zone euro ainsi que pour l’Union européenne. Mais, même si le « Oui » devait triompher, la situation ne serait pas réglée pour autant.

En effet, l’Italie traverse depuis de nombreuses années une crise grave. Cette crise ne prend pas la forme aiguë de la crise grecque ; elle est plus sourde mais elle n’en est pas moins profonde. On constate que l’introduction de la monnaie unique a tué l’économie italienne. On le voit quand on regarde la croissance et surtout la croissance par habitant. Aujourd’hui, l’Italie est au niveau qu’elle avait atteint en 2000. Autrement dit, ces size dernières années n’ont vu aucune croissance. La faible croissance enregistrée de 2000 à 2007 a été entièrement détruite par les années suivantes. Le constat est encore pire si l’on regarde la croissance par habitant. En PIB par tête, l’Italie est aujourd’hui revenue au niveau de 1997.

Ceci n’est le fait d’une crise brutale comme en Grèce. La productivité du travail, dont la croissance était comparable à celle de la France et de l’Allemagne de 1971 à 1999, stagne depuis 2000. L’écart s’est massivement ouvert avec ses voisins immédiats. Si l’on prend 1999 comme indice 100, on est en 2015 à 117 en Allemagne et en France, mais à 104,5 seulement en Italie. La raison de cette situation est, comme dans le cas de la France, l’écart qui s’est créé entre le taux de change virtuel du Deutsch Mark, que l’on peut calculer par l’évolution de la productivité et de l’inflation en Allemagne, et le taux de change virtuel de la Lire. Une étude du Fond Monétaire International montre que le Mark est virtuellement sous-évalué de 15% (au taux de change de l’euro) quand la Lire est, elle, surévaluée de 10%. Cet écart de 25% est la cause de biens des malheurs de l’économie italienne, tout comme pour le cas de la France où cet écart atteint 21%.

Cette crise a donc des conséquences internes mais aussi européennes. En Italie même il y a désormais le sentiment que cette situation ne peut plus durer. La personnalité de Matteo Renzi est désormais très contestée. Les différentes réformes, que ce soit celles mises en œuvre par le gouvernement de Mario Monti ou celles appliquées par l’actuel Premier-ministre, Matteo Renzi, ont durement frappé la population mais n’ont pu relancer la machine économique. Elles se sont même traduites par une aggravation de la crise que connaît l’économie italienne.

La montée des mauvaises dettes dans le bilan des banques italiennes, que ce soit UNICREDIT ou le Monte di Paschi de Siena, qui est la cause principale des problèmes qu’elles connaissent, vient de là. Les banques ont prêté à des entrepreneurs et des ménages qui, du fait de la crise, ne peuvent rembourser ces dettes. Cette crise est aggravée par le fait que les principaux actionnaires de ces banques sont des personnes privées, et non des « investisseurs institutionnels » comme c’est le cas en France. Une crise ouverte de ces banques, leur faillite, ruinerait des centaines de milliers d’italiens. La gestion de cette crise bancaire a montré une classe politique italienne qui n’a guère changé depuis les années 1990. La famille de Matteo Renzi a été directement impliquée dans plusieurs scandales.

C’est l’une des raisons qui ont poussé Matteo Renzi à soumettre un projet de réforme constitutionnel à référendum. S’il voit son projet accepté, il aura les mains libres pour procéder à une réforme bancaire et il pourra redessiner un système politique à sa mesure. S’il échoue, la réforme bancaire n’aura pas lieu, en tous les cas pas comme il le souhaite, et il n’aura plus d’autres choix que de supplier l’Allemagne de procéder à une politique de relance massive s’il veut sauver l’économie italienne. Comme il y a de très faibles chances qu’il soit écouté à Berlin, il pourrait ne pas y avoir d’autres choix pour l’Italie qu’une sortie en catastrophe de l’euro. Cette sortie ne serait pas faite par Renzi lui-même. On pense qu’en cas de succès du « non » au référendum, son gouvernement tomberait assez rapidement, et cela ouvrirait la voie à de nouvelles élections où des partis eurosceptiques, comme le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, la Ligue (ex « Ligue du Nord ») de Salvini, voire Forza Italia, la parti de Berlusconi, pourraient avoir la majorité.

On voit donc comment la situation italienne pourrait, dans les jours et les semaines qui viennent, avoir des conséquences considérables sur la situation de la zone euro et de l’Union européenne. Si nous avons un succès du « Non », les investisseurs se retireront d’Italie, mais aussi – et le phénomène de contagion va jouer très vite – de France et d’Espagne. Les taux remonteront, en dépit de l’action de la Banque Centrale Européenne. Nous connaitront un nouvel épisode de la crise de l’euro, mais dans une situation politique où l’Union européenne, déjà affaiblie par le « Brexit » et par l’élection de Donald Trump, n’aura probablement plus les moyens de réagir.

(2) Plus généralement, le scénario d’un Italexit est-il crédible ?

Il faut ici distinguer la sortie de l’euro d’une éventuelle sortie de l’Union européenne. L’Italie a un besoin vital de recouvrer sa souveraineté monétaire. C’est pour son économie, comme dans une moindre mesure pour l’économie française, une question de vie ou de mort. Mais, une sortie de l’euro, qui est aujourd’hui sérieusement envisagée dans les milieux industriels italiens, et l’on sait que le MEDEF italien, la Cofindustria, y est en sous-main favorable, n’implique nullement une sortie automatique de l’UE. Le plus grand pragmatisme règnera alors. On peut toujours prétendre qu’on ne peut sortir de l’euro sans sortir de l’UE. Mais, en réalité, cela n’est pas vrai. Les pays de l’UE ont intérêt à ce que l’Italie reste, et l’on s’apercevra à cette occasion que les traités sont, en période de crise, ce que Bismarck en disait : des chiffons de papier. Si l’Italie doit sortir de l’euro, il est évident que l’on trouvera divers accommodements et que l’on ne se laissera pas guider par la lettre formelle des textes.

Néanmoins, il est clair que cette sortie de l’Italie de l’euro, si elle se concrétisait, affaiblirait considérablement l’Union européenne. Cette dernière n’aurait alors guère le choix que de se réformer de manière fondamentale, en convoquant tous les pays membres à un nouveau traité fondateur, ou d’exploser. Or, les dirigeants de l’Union européenne sont fondamentalement des conservateurs, des personnes qui sont incapables d’imaginer un autre monde que celui des avantages et des prébendes dont ils bénéficient.

(3) La zone euro pourrait-elle résister au choc de la sortie de la troisième économie qu’est l’Italie de l’Union économique et monétaire ?

Economiquement, la réponse est clairement non. L’Italie n’est pas la Grèce. Elle pèse d’un poids considérablement plus lourd dans la zone euro ; l’Italie est le troisième pays de la zone euro, à la fois par l’importance de son PIB et par sa population, après l’Allemagne et la France. Mais, le problème n’est pas ici purement économique.

Admettons que l’Italie soit dans l’obligation d’abandonner l’euro à l’été prochain, ou à l’automne, ce qui est une possibilité qu’il faut prendre au sérieux en cas de victoire du « non », on peut douter de ce que les dirigeants politiques des autres pays de la zone euro en tirent immédiatement les conséquences, et décident de dissoudre cette dernière. Ce serait pourtant le choix de la raison. Pour les dirigeants allemands, ils n’y ont clairement pas intérêt. Une dissolution de la zone euro entraînerait une forte appréciation du Mark (sans doute de 20%, voire plus) qui ferait disparaître l’immense excédent commercial dont jouit l’Allemagne. Il faut comprendre que l’euro a été, depuis sa création, une machine à sous-évaluer la monnaie allemande, tant par rapport au « reste du monde, soit les pays hors de la zone euro qu’en sein de l’euro. Les dirigeants français, quant à eux, s’opposeraient à cette dissolution dans un premier car ils sont idéologiquement persuadés qu’un retour aux monnaies nationales est une catastrophe, et aussi parce qu’ils sont désormais politiquement dépendants de l’Allemagne, du moins pour des dirigeants issus du PS et des « Républicains ». Cette combinaison d’idéologie, dont les multiples interventions de François Hollande témoignent, et de dépendance politique, peut peser très lourd dans leur réaction face à une volonté de sortie exprimée par l’Italie. Le risque est donc que la France soit un facteur de blocage politique, symétrique à l’Allemagne qui sera quant à elle un facteur de blocage économique, et cela par intérêt.

Mais, cette position ne saurait être tenue très longtemps. Certainement pas plus de 18 mois. En effet, avec une Italie quittant l’Euro, et dépréciant sa monnaie d’au moins 25% (s’il n’y a pas d’appréciation de la monnaie allemande), le choc concurrentiel sur la France sera considérable, et ses conséquences catastrophiques. Si ce choc se combine aux effets récessifs de la politique de François Fillon, on pourrait avoir une baisse de la croissance de -1,5% à -2,5% en France, et une hausse du chômage pour la seule année 2018 de 500 000 à 700 000 nouveaux chômeurs au moins, pouvant atteindre et même dépasser le million (avec les chômeurs « induits » par les chômeurs « directs »). Les entreprises françaises feront alors pression sur le gouvernement soit pour obtenir de nouvelles aides soit pour qu’il sorte de l’euro.

Je suis persuadé que le gouvernement français sera contraint, à terme, d’envisager une sortie de la France de l’Euro car il n’a plus de marges de manœuvre pour des aides supplémentaires aux entreprises. Mais, plus il tardera et plus le coût en termes de chômage et de casse économique sera élevé. L’hypothèse la plus favorable serait, alors, l’élection d’un Président favorable à une sortie de l’euro, et l’on sait que trois candidats défendent peu ou prou cette position, soit Marine le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan. Si nous avions, à l’été 2017, un Président convaincu qu’il faut sortir de l’euro, nous pourrions exercer, de concert avec les italiens, une pression décisive pour obtenir que les allemands acceptent l’idée d’une dissolution ordonnée de la zone euro. Cette dissolution ordonnée se traduirait par une moindre dépréciation des monnaies de la France, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal, car dans le même temps on aurait une appréciation du Mark allemand. L’excédent commercial allemand disparaîtrait, et alimenterait une croissance forte dans les autres pays, ce qui permettrait à la fois de régler la crise bancaire italienne et de relancer les économies des différents pays d’Europe du Sud. Admettons maintenant que le gouvernement allemand ne veuille pas entendre raison, nous serions de toute manière dans une bien meilleure position, avec un Président convaincu qu’une sortie de l’euro est nécessaire, pour nous entendre avec le gouvernement italien et quitter la zone euro, évitant par là même le choc que provoquerait une sortie de la seule Italie sur la France si cette dernière persistait à vouloir rester dans la zone euro.

Une conséquence de cela est donc que le référendum italien du 4 décembre constitue en réalité le véritable prélude à l’élection présidentielle français. C’est là que nous aurons un événement décisif, et non pas dans le renoncement de François Hollande à se présenter. Ce renoncement ne change rien à la situation de la France. Il ne fait que prendre acte de la perte massive de crédibilité du Président et du champ de ruines, tant politiques qu’idéologiques, qu’il laisse à la « gauche » parlementaire. Si le « non » l’emporte, cela rendra aussi immédiatement obsolète le programme économique de François Fillon (mais aussi celui d’Emmanuel Macron et d’un quelconque candidat issus du PS) avant même qu’il ne puisse être appliqué. Dès lors, soit François Fillon en prendra conscience, et considèrera que les nouvelles circonstances appellent un changement radical de son programme économique incluant une sortie de l’euro, soit il donnera de fait un avantage décisif aux candidats qui défendent, eux et depuis longtemps, l’idée d’une sortie de l’euro et il perdra l’élection présidentielle.

(4) Vous prophétisez depuis longtemps la fin de l’euro et expliquez que la monnaie unique empêche le retour de la croissance en Europe. Comment en arrivez-vous à cette conclusion ?

Cette conclusion est celle de nombreux économistes. Je m’inscrits ainsi dans un courant où l’on retrouve l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre mais aussi Joseph Stiglitz[3], prix Nobel d’économie, et de nombreux économistes que ce soit en France[4], aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie, en Pologne ou en Allemagne.

L’euro joue un rôle très néfaste sur la croissance des pays de la zone euro pour deux raisons. D’une part, il bloque le taux de change à un niveau artificiel qui ne profite qu’à l’Allemagne. Je l’ai dit, l’euro est une machine à massivement sous-évaluer la valeur de la monnaie allemande. Dès que cette dernière a mis de l’ordre dans ses affaires, c’est devenu absolument évident. Des économistes l’ont montré[5]. Ensuite, il impose aux autres pays des politiques dépressives, ce que l’on appelle les politiques d’austérité, et il impose d’ailleurs une course à l’austérité pour les pays qui veulent faire partie de l’euro. C’est le sens profond du projet économique défendu par François Fillon (et bien plus hypocritement par ses adversaires, que ce soit Alain Juppé ou ses adversaires potentiels comme Emmanuel Macron et le candidat potentiel du parti socialiste). L’impact de l’euro sur le commerce et l’activité en Europe a été très négatif, qu’il s’agisse de l’activité intra-européenne ou des échanges entre l’Europe et le reste du monde[6].

img class="aligncenter size-large wp-image-5485" src="https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/981/files/2016/12/Euro-Cerf-500x368.jpg" alt="euro-cerf" width="500" height="368" srcset="https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/981/files/2016/12/Euro-Cerf-500x368.jpg 500w,

Il faut constater que l’euro a été vendu aux populations européennes sur la base de contre-vérités et de mensonges, certes empaquetés dans une apparence de raisonnement scientifique, mais dont il était facile de montrer les erreurs et les préjugés idéologiques[7]. Ces mensonges nous ont conduits dans l’impasse où nous sommes aujourd’hui. On voit bien que l’Allemagne ne peut apporter aux autres pays de la zone euro l’aide qui serait nécessaire pour compenser la fixité des taux de change, une aide qui est évaluée selon les auteurs entre 8% et 12% du PIB de l’Allemagne par an. On voit bien, aussi, qu’il n’y a pas d’harmonisation sociale et fiscale entre les pays de la zone euro.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’écart des taux de change virtuels entre les pays a atteint un niveau insupportable. C’est pourquoi la crise de l’Euro, qui était latente au début des années 2000, et qui est devenue visible à partir de l’hiver 2009-2010, a migré des pays de la périphérie, comme le Portugal, la Grèce ou l’Espagne, aux pays du centre historique de la zone, soit l’Italie et la France. Un document du Fond Monétaire International datant de cet été le montre bien[8]. En fait, l’euro aboutit à recréer la même situation que l’on avait en 1930-1932 en Europe avec le « Bloc-Or », une situation dont les effets désastreux dans le contexte de la crise induite par le krach de 1929 sont bien connus. Les différents pays européens ont dû abandonner, les uns après les autres, le « Bloc-Or », et ceux qui l’ont fait les premiers sont ceux qui s’en sont le mieux portés. Il en sera de même avec l’euro. Ceux qui quitteront le navire les premiers en tireront le plus de bénéfices.

(5) Cette mort de l’euro est-elle inéluctable à moyen terme avec ou sans volonté politique de la précipiter ?

La mort de l’euro est inscrite dans les réalités économiques. Mais, les conditions, et surtout la date de cette mort, dépendent de la volonté politique. Si l’on a une volonté politique pour dire que l’euro a fait son temps, qu’il est aujourd’hui une institution non seulement néfaste mais même dangereuse, alors on pourrait avoir une fin de l’euro qui se passe sans problèmes. C’est la voie de la raison. Il faudrait, en réalité, dissoudre l’euro d’un commun accord. Mais, pour que l’on ait une masse politique critique décisive à cet égard, il faudrait qu’il y ait un accord entre la France et l’Italie, au minimum. C’est pourquoi, si le « non » l’emporte au référendum italien, il sera très important d’élire parmi les candidats déclarés, celui qui sera le plus à même de réaliser un front commun avec le nouveau gouvernement italien pour parler de manière décisive sur ce point aux allemands.

Sinon, nous nous enliserons encore dans une volonté de faire vivre l’euro à tout prix, avec des programmes d’austérité de plus en plus violents, au détriment des peuples et des économies, et nous connaîtront inéluctablement une montée du chômage et de ses conséquences, comme l’anomie sociale, et les différentes pathologies qui en découlent. Mais, je suis persuadé que même cette situation ne sera que transitoire. Car, les problèmes économiques demeurent. Les faits sont têtus disait Lénine ; il en est ainsi encore plus des faits économiques. Le problème est donc d’abréger les souffrances, tant sociales qu’individuelles, que provoque l’euro. Au-delà, il faut faire sauter l’obstacle qui empêche le retour à la croissance. L’euro aujourd’hui interdit de mener des politiques axées sur une croissance forte. En cela, il est devenu complètement obsolète.

(6) En quoi l’euro est-il politiquement un frein démocratique ?

Si l’euro est une catastrophe économique, et cela est maintenu reconnu par un nombre croissant d’économistes, les conséquences politiques de l’euro ne sont pas moins grandes. L’euro a construit un cadre politique qui s’avère incompatible à l’expression démocratique de la souveraineté du peuple. Il conduit les dirigeants européens à prendre des positions sans cesse plus liberticides.

L’euro fait partie d’un projet, celui d’instaurer une Europe supranationale, une Europe fédérale, mais sans consulter les populations. D’ailleurs, Jean-Claude Junckers l’a dit. Surtout pas de référendum, surtout pas de débat politique[9]. Cette déclaration, assez ahurissante, fait pendant à celle qu’il avait faite en janvier 2015, à la suite des élections législatives en Grèce (où il était d’ailleurs intervenu[10]), et où il disait qu’il ne pouvait y avoir de choix démocratique contre les traités européens[11].

En fait, l’euro n’est pas simplement une institution économique ; c’est aussi – et peut être surtout – un mode de gouvernance. Si l’on reprend sa déclaration de janvier 2015 on doit y voir l’affirmation tranquille et satisfaite de la supériorité d’institutions non élues sur le vote des électeurs, de la supériorité du principe technocratique sur le principe démocratique[12]. La seule légitimité dont Jean-Claude Juncker puisse se prévaloir n’est que la légalité d’un traité. Nous avons alors un exemple immédiat et direct de la circularité du raisonnement tenu dans les instances européennes. Il faut de la légitimité pour contester un droit légal dans un autre pays. J’ai montré cela, et toutes les conséquences qui en découlent, dans le livre que j’ai publié au début de cette année, Souveraineté, Démocratie, Laïcité[13]. Mais, cette légitimité ne provient elle-même que de la légalité d’un traité fondateur. En quoi cette légalité est-elle supérieure à la légalité du scrutin en Grèce, ou le cas échéant en Italie ou en France ? Il n’y a nulle base pour l’établir, car il faudrait alors se référer à un principe de Souveraineté, ce dont les institutions européennes ne veulent sous aucun prétexte.

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Car M. Juncker n’est pas le chef du gouvernement d’un pays. Le fait qu’il se soit permis cette déclaration, que l’on peut juger scandaleuse, témoigne du fait qu’il se pense en droit de le faire. Et c’est ce « droit » qui doit nous interroger, car il découle de la logique fédérale implicite avec la création de l’euro. Il signifie que M. Juncker pense détenir un droit supérieur aux électeurs grecs pour dire par qui ils doivent être dirigés. Par cette déclaration, M. Juncker trahit le fait qu’il considère que la Commission européenne est bien une instance supérieure aux gouvernements des pays membres, un instance dont la légitimité lui permet à lui, petit politicien faisandé d’un pays dont les pratiques fiscales constituent un scandale permanent, de dicter ses conditions.

En cela, Monsieur Juncker et Monsieur Barroso avant lui reprennent, en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominion », dont la souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne et l’Union Economique et Monétaire, c’est à dire la zone euro, seraient donc un système colonial sans métropole. Et, peut-être, n’est-il qu’un colonialisme par procuration, un colonialisme au profit d’une puissance masquée, certainement l’Allemagne, mais derrière elle les Etats-Unis.

(7) Vous expliquez que l’euro sera au coeur de la campagne présidentielle de 2017. Celle-ci verra-t-elle s’opposer le camp de la rigueur budgétaire contre celui de la dévaluation monétaire ? Cela revient-il à choisir entre la déflation d’un côté et l’inflation de l’autre ?

En fait, ce qui s’affrontera lors de l’élection présidentielle c’est une stratégie, dont François Fillon a donné une vision cohérente, qui vise à réaliser une dévaluation interne, à faire baisser les salaires et les prix en France à une stratégie qui viserait, en retrouvant la souveraineté monétaire, à faire baisser aussi ces prix et ces salaires pour redonner de la compétitivité à l’économie française. On dira alors : n’est-ce pas la même stratégie ?

En réalité, les effets de ces deux stratégies sont très différents. Dans celle que veut appliquer François Fillon, autrement dit dans cette stratégie que l’on appelle une dévaluation interne la baisse des salaires et des prestations est le mécanisme qui doit induire la baisse des prix. Mais, en raison de la rigidité relative de la structure des prix, du fait que certains ne sont pas directement liés aux salaires, cette baisse des revenus entraine tout d’abord une baisse importante de la demande interne, qui se traduit par une montée du chômage. On peut la chiffrer à environ 500 000 personnes sur les deux premières années (2018 et 2019). Il faut cependant savoir que cette estimation n’inclut pas ce que l’on appelle le chômage « induit », c’est à dire les destructions d’emplois provoquées par les premières destructions d’emplois qui sont, elles, directement provoquées par la baisse d’activité. Ce chômage induit pourrait concerner environ 250 000 personnes supplémentaires, pour un total de 750 000 personnes. Mais, ce ne serait pas le seul effet négatif. La hausse des profits ne rencontrerait pas une hausse de l’activité ; celle-ci resterait déprimée par la baisse de la consommation des ménages. Or, si le profit représente le résultat de l’activité passée de l’entreprise l’investissement, quant à lui, représente un pari que fait l’entrepreneur sur le futur. L’investissement est ainsi bien plus sensible aux incertitudes sur la demande qu’au niveau des profits[14]. Les investissements seraient en réalité bien plus faibles que ce qu’escompte François Fillon, et ce d’autant plus que sa politique se traduirait aussi par un abandon de l’investissement public, qui est essentiel pour la compétitivité d’un territoire. La qualité des services publics joue un rôle déterminant dans l’attractivité d’un territoire[15]. Les profits des entreprises se traduiraient par une sortie massive de capitaux, pour aller investir hors de France puisque les perspectives de croissances de la France seraient très déprimées. Nous aurions alors la constitution d’une finance très spéculative venant se greffer sur une économie déprimée. Enfin, la baisse d’activité réduirait les recettes fiscales de l’Etat et des régimes sociaux, au moment même ou la forte augmentation du chômage les confronterait à un accroissement des dépenses. Les déficits publics et des régimes sociaux seraient ainsi aggravés par cette politique visant, théoriquement, à les réduire. C’est ce que l’on a vu dans l’ensemble des pays ayant adopté cette politique.

Inversement, l’autre stratégie, qui vise à réaliser une baisse des prix par une dépréciation de la monnaie aurait des résultats bien différents. La dépréciation de la monnaie ferait instantanément baisser tous les prix et les salaires, mais en maintenant la relation entre ces prix et ces revenus. Il n’y aurait pas de baisse de la consommation pour les biens et les services produits en France. Par contre, les biens importés, eux, augmenteraient évidemment. Mais, ces biens représentent environ 40% de la consommation moyenne des ménages. Les entreprises verraient leurs profits augmenter, que ce soit sur les marchés d’exportation ou sur le marché intérieur, car les produits importés verraient leurs prix augmentés. L’activité s’accroitrait tant sur les marchés d’exportation que dans une substitution progressive des importations par des productions réalisées sur le territoire français. En fait, des études récentes montrent que le taux de change a une importance considérable sur la compétitivité[16]. La France redeviendrait attractive pour les investissements étrangers qui viendraient installer dans notre pays de nouvelles capacités de production. Le Fond Monétaire International considère aujourd’hui qu’une dépréciation de 10% de la monnaie engendre une hausse d’activité de 1,5% en moyenne. Dans le cas d’une sortie de l’euro, on a calculé que dans les trois années suivantes la création nette d’emploi serait d’environ 1,5 millions de postes. Autrement dit, par un effet direct, nous aurions en trois ans un retour à l’emploi de près de la moitié des demandeurs d’emploi en catégorie « A ». Les créations d’emploi induites seraient aussi importantes, mais plus délicates à estimer, entre 250 000 et 600 000[17]. Cette forte baisse de l’emploi se traduirait mécaniquement par une baisse des dépenses et une forte hausse des cotisations, qui ramèneraient les différentes caisses, qu’il s’agisse de l’assurance-chômage ou de la sécurité sociale, à l’équilibre.

On voit que la stratégie préconisée par François Fillon s’apparente très fortement aux politiques de déflation qui ont été menées avec des résultats catastrophiques que ce soit en Allemagne par le chancelier Brunning de 1930 à 1932, par Ramsay MacDonald en Grande-Bretagne, ou par Pierre Laval en France. C’est pourquoi une politique de dépréciation de la monnaie est toujours préférable à une dévaluation interne.

D’une manière générale, l’inflation est toujours apparue comme plus prometteuse que la déflation. L’inflation, si elle a des inconvénients évidents et qui sont bien connus, a aussi l’avantage de libérer les entrepreneurs de la main-morte du passé, comme le disait Keynes dans son ouvrage « A tract on monetary reform »[18], et de favoriser l’esprit d’entreprise et le développement des nouvelles activités hors du poids des dettes accumulées.

(8) A quoi pourrait ressembler concrètement une sortie de l’euro ? Des citoyens français y perdraient-ils plus que d’autres?

Dans une sortie de l’euro, et ce quel que soit le scénario, nous avons une décision de re-dénominer tous les paiements et tous les comptes de l’euro au franc (ou à tout autre nom donné à la monnaie française). Une personne qui touche 1400 euros par mois, qui paye un loyer de 650 euros, qui s’est endettée pour 10 000 euros, et qui a au total 30 000 euros sur ses divers comptes bancaires, se retrouve du jour au lendemain avec 1400 francs de salaire, un loyer de 650 francs, une dette de 10 000 francs et des avoirs bancaires de 30 000 francs. Autrement dit, pour elle rien ne change.

Si le Franc se déprécie de 30% par rapport à la monnaie allemande, de 10% par rapport ou Dollar des Etats-Unis, mais s’apprécie de 5% par rapport à la Lire italienne que se passe-t-il ? Quand notre personne, si elle a une voiture, passera prendre du carburant à la station-service celui-ci aura augmenté non de 10% (la dépréciation du Franc par rapport au Dollar) mais de 10% sur son prix hors taxes, qui n’est que de 15% du prix total. Le coût du carburant aura augmenté de 1,5%. Admettons que cette personne aille acheter son pain après, elle ne verra aucune différence. Si elle va au supermarché et qu’elle achète des pates italiennes, elle verra une baisse de -5% mais, si elle veut acheter un produit allemand, par contre elle constatera une hausse de 30%. Arrêtons nous à ce problème. Admettons que cette personne envisage de changer de voiture. Elle constatera alors que les voitures allemandes ont fortement augmenté, les voitures françaises sont restées au même prix (pour les modèles fabriqués en France), mais qu’une voiture italienne a légèrement baissé. Veut-elle partir en vacances ? Tout d’abord, rappelons qu’il n’y a que 55% des français qui partent en vacances, et sur ce total environ 25% à l’étranger, soit 14%. Si cette personne veut partir en Allemagne (tous les gouts sont dans la nature…) elle verra que ses vacances sont considérablement plus chères. Mais, si elle se décide à partir en Italie, en Espagne, voire en Grèce (pays qui déprécieraient leurs monnaies plus que Franc ne l’aurait été), elle constatera que ses vacances lui coutent moins chers. Et, si elle se décide à rester en France (comme une majorité de français) elle verra que rien n’aura changé. Cette personne ne sentirait que très faiblement l’impact de cette dépréciation. Par contre, elle pourrait constater assez rapidement que le climat économique a changé, que son voisin a pu retrouver un travail, qu’elle-même, qui se faisait du souci dans son entreprise et qui craignait un plan social, voit désormais l’avenir se dégager.

Cet exemple montre que l’affirmation qu’une dépréciation du franc de 10% se traduirait par une hausse des prix de 10% est absolument fausse et n’a aucune base économique. Les déclarations de Laurent Wauquiez à cet égard confinent au délire[19]. D’abord, les loyers, les prix des transports en commun, de la cantine scolaire (si cette personne a des enfants) ne bougeraient pas. Ensuite, sur les produits importés, il faudrait déterminer d’où viennent ces produits. En cas d’un éclatement de l’euro, certaines monnaies se déprécieraient plus que le Franc. Les prix de ces produits baisseraient. Par contre, le Franc se déprécierait face au Dollar des Etats-Unis, mais surtout face au Mark allemand. La question alors se posera pour cette personne de changer de produits, d’abandonner des produits faits en Allemagne pour choisir des produits faits en France, ou dans des pays dont la monnaie se serait dépréciée plus que le Franc. Si, à la place de cette personne gagnant 1400 euros/francs, nous prenions un cadre un cadre dirigeant, qui gagne 7000 euros/francs par mois, qui roule en Audi ou en Mercédès et qui aime aller se prendre un week-end à New-York, bref un typique représentant de ces élites mondialisées que l’on nous donne en exemple. Pour lui, bien entendu, le cout de sa consommation augmenterait fortement. Mais, de telles personnes représentent 1% de la population active…On constate, à travers cet exemple, qu’une dépréciation de la monnaie est aussi un mécanisme de rééquilibrage entre la partie de la population qui consomme « local » et la (petite) partie de la population qui consomme « mondial ».

Si nous considérons maintenant le problème général des dettes, on verra que l’on est très loin des descriptions catastrophistes qui ont pu être faites. La dette publique, si elle est émise en France est automatiquement re-dénominée en Franc. Or, 97% de la dette publique française est en bons du Trésor émis en France. La dette des ménages est, elle aussi, très largement émise en France et ne bougerait pas. La dette des entreprises est à 33% composée de titres émis sur des places étrangères[20]. Ces titres seraient réévalués (de 10% car ils sont en général émis en Dollars). Mais, ce sont des entreprises multinationales qui émettent ces titres. Or, une société qui vend à l’étranger réalise son chiffre d’affaires dans la monnaie des pays où elle vend. Cela signifie que le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne sera réévalué lui aussi de 30%, celui réalisé aux Etats-Unis de 10% et ainsi de suite. La dette des banques et sociétés financières est émise à 40% en titres étrangers ; mais leur chiffre d’affaires est – tout comme pour les entreprises non-financières – largement réalisé dans des pays étrangers. Le risque de dette est ainsi très faible, même s’il faudra regarder avec précision le cas individuel de certaines sociétés financières ou de certaines entreprises.

En ce qui concerne l’épargne des ménages français, une large partie de cette dernière est constituée soit de l’immobilier soit de produits financiers très stables, comme les assurances-vie. Ces produits ne connaîtront pas de changements. La petite part de l’épargne qui est constituée par des actions pourrait connaître, elle, des mouvements contradictoires. Une sortie de l’euro entrainera pendant quelques semaines une baisse de la bourse. Puis, quand les marchés financiers comprendront les avantages que la France tirera de cette nouvelle situation, la bourse se remettra à fortement augmenter. C’est le processus que l’on a vu à l’œuvre au Royaume-Uni après le succès du référendum sur le BREXIT.

img class="aligncenter size-large wp-image-5487" src="https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/981/files/2016/12/A-01-Couv-EuroEstIl-331x500.jpg" alt="A quelques jours de la sortie du film, La Conquête, qui retrace l’ascension de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, André Bercoff publie aux éditions du Rocher « La Chasse au Sarko »." width="331" height="500" srcset="https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/981/files/2016/12/A-01-Couv-EuroEstIl-331x500.jpg 331w,

C’est d’ailleurs ici que se situe en réalité le principal problème qui se posera, à terme, à un gouvernement français. Au fur et à mesure que l’on comprendra qu’une sortie de l’euro avantage considérablement l’économie française, les capitaux internationaux viendront s’investir en France. Si les investissements directs, qui créent de l’emploi, sont une bonne chose, les investissements purement financiers en sont une mauvaise. Ils provoquent des bulles spéculatives et une réappréciation de la monnaie, qui pourrait effacer, au bout de deux ou de trois ans, les bénéfices (ou une partie des bénéfices) d’une sortie de l’euro. Il faudra donc que le gouvernement utilise les contrôles de capitaux pour empêcher ces capitaux spéculatifs d’entrer en France. L’introduction d’un système de contrôle des capitaux est même conseillée par le FMI[21]. En fait, le risque principal qui pourrait faire dérailler l’économie française dans une perspective d’une sortie de l’euro est celui d’une appréciation trop rapide du Franc, à la suite de manœuvres spéculatives. Il faudra donc s’en prémunir.

Cela indique d’ailleurs que le cadre des activités financières ne saurait rester inchangé dans le cas d’une sortie de l’euro. En fait, cette sortie implique des changements importants dans la structuration et l’organisation des activités financières, mais aussi de leurs répercussions sur les entreprises. Ces changements seraient plus efficaces s’ils étaient concertés, si ce n’est dans l’ensemble des pays de la zone euro du moins pour une partie d’entre eux, par exemple entre la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Ici encore, certains de nos partenaires peuvent avoir les mêmes vues que nous, et d’autres non, comme c’est le cas avec l’Allemagne voire les Pays-Bas. A travers cette question de la coopération se redessinera de fait une autre Europe, une Europe structurée par des projets et non par des contraintes ou des règles comme c’est le cas actuellement dans l’Union européenne. Et cela révèle l’un des enjeux d’une sortie de l’euro : aboutir à créer une autre Europe, qui ne soit plus une Europe de la financiarisation et de l’austérité mais une Europe tournée vers la libre coopération des Nations souveraines pour le progrès social des peuples qui la composent. C’est pour cela que la sortie de l’euro est absolument capitale pour le devenir tant de la France et de l’Italie, que des pays qui composent l’Europe en général.

(9) Que pensez-vous de la volonté de certains responsables politiques de passer de la monnaie unique qu’est l’euro à une monnaie commune qui permettrait le maintien de monnaies nationales ? Cela reviendrait-il au « Système monétaire européen » dit SME mis en place en 1979 avec la création de l’ECU (en français, unité de compte européenne) ?

Il est absolument clair qu’il faudra une coopération, ou au minimum une concertation, des pays européens dans le cas d’une sortie de l’euro, mais aussi après cette sortie. On peut, bien entendu, imaginer que cette coopération donne naissance à un système où des pays constitueraient une zone avec leurs monnaies pour le commerce intra-zone, mais utiliseraient une nouvelle monnaie, dite « commune » pour les échanges à l’extérieur de la zone. Ce système serait alors le prolongement de ce qu’aurait pu devenir le Système monétaire européen, si la décision de basculer vers une monnaie unique n’avait pas été prise dans le rapport Delors de la fin des années 1980.

En théorie, le système dit du SME est intéressant. Encore faut-il l’appuyer sur deux choses qui ont manqué dans les années 80 et 90 et qui expliquent son échec : un mécanisme de révision régulière des parités de change permettant de corriger des déséquilibres en matière d’inflation et de productivité et conduisant à une appréciation des monnaies des pays connaissant des excédents structurels et une dépréciation des monnaies des pays connaissant des déficits structurels et un mécanisme de contrôle des mouvements de capitaux afin d’éviter les assauts spéculatifs pour ou contre une monnaie. C’est l’absence de ces deux mécanismes qui a rendu délicate la gestion du SME, et qui a conduit à des crises dont celle de 1993 qui devait emporter le SME[22]. Or, on sait que l’Allemagne est farouchement opposée à de tels mécanismes. Il en découle que si une coopération est souhaitable, cette dernière se fera très certainement sans l’Allemagne.

On comprend alors qu’il n’y aura pas de solution de continuité entre l’euro tel qu’il existe aujourd’hui et un hypothétique système monétaire européen qui pourrait évoluer, avec le temps, vers une monnaie commune. Non que ce système, ou que cette monnaie « commune », ne soit souhaitable en théorie. Mais, de la théorie à la pratique, il y a tout un monde. Il faudra donc que la déconstruction, ou la destruction, de l’euro soit d’abord menée à son terme pour que l’on puisse penser à la reconstruction d’un système alternatif. Disons le franchement, le thème de la « monnaie commune », tel qu’il est agité par certains responsables politiques, a surtout l’avantage de « penser » la fin de l’euro sans trop effrayer les auditoires, compte tenu de la nature quasi-religieuse de l’attachement à l’euro dans notre pays. Mais, cela n’a pas de réalité opérationnelle. L’objectif prioritaire aujourd’hui est bien de détruire l’euro et de permettre aux monnaies nationales d’exister. C’est un préalable à toute reconstruction future. Mais, dans le même temps, il faut conserver à l’esprit le fait qu’une coopération entre les Etats sera nécessaire. Deux principes doivent fonder cette coopération : un mécanisme organisant une flexibilité des changes et un mécanisme de type contrôle des capitaux protégeant les monnaies de la spéculation et donnant de l’espace politique aux Banques Centrales pour piloter la politique monétaire et fixer les taux d’intérêts. Hors de cela, il n’y a pas beaucoup de réalité de parler d’une coopération ou d’une concertation sur une longue durée.

Notes

[1] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/12/02/31002-20161202ARTFIG00248-jacques-sapir-le-referendum-en-italie-peut-provoquer-l-implosion-de-l-euro-12.php et http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/12/02/31002-20161202ARTFIG00261-jacques-sapir-construisons-l-europe-de-la-libre-cooperation-des-nations-souveraines-22.php

[2] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/12/01/31002-20161201ARTFIG00308-coralie-delaume-referendum-en-italie-pourquoi-l-europe-va-trembler.php

[3] Stiglitz J.E., L’Euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016.

[4] Voir Coll., L’Euro est-il mort ?, Paris, Editions du Rocher, 2016.

[5] Voir J. Bibow, « Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This », in J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007.

[6] Berger H et Nitsch V., The Euro’s effect on trade imbalance, IMF Working Paper, WP 10/226, IMF, octobre, Washington DC, 2010.

[7] Sapir J., L’Euro contre la France, l’Euro contre l’Europe, Paris, éditions du Cerf, 2016.

[8] IMF, 2016 EXTERNAL SECTOR REPORT, International Monetary Fund, juillet 2016, Washington DC, téléchargeable à : http://www.imf.org/external/pp/ppindex.aspx

[9] http://www.express.co.uk/news/world/737493/Jean-Claude-Juncker-EU-referendum-voters-choose-Leave-eurosceptism

[10] AFP cité par le Point, « Grèce, la ‘provocation’ de Jean-Claude Juncker », publié le 13/12/2014, http://www.lepoint.fr/monde/juncker-veut-des-visages-familiers-a-athenes-13-12-2014-1889466_24.php

[11] Jean-Jacques Mevel in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe ». http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php Ses déclarations sont largement reprises dans l’hebdomadaire Politis, consultable en ligne : http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html

[12] Sapir J., La loi contre le légalisme », note reprise sur le site IPhilo, le 19 novembre 2016, http://iphilo.fr/2016/11/19/etat-de-droit-et-politique/

[13] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, éditions Michalon, 2016.

[14] Ceci est montré par divers travaux scientifiques depuis trente ans. On regardera à ce sujet Malinvaud, E, « Profitability and investment facing uncertain demand », Document de travail de l’INSEE, n° 8303, Paris, 1983, Bourdieu J, Benoît Cœuré et Béatrice Sédillot « Investissement, incertitude et irréversibilité », Revue économique, Volume 48, n°1, 1997. pp. 23-53 et Carruth A., Dickerson A. et Henley A. (2000), « What Do We Know About Investment Under Uncertainty ? », Journal of Economic Surveys, vol. 14, n° 2, pp. 119-153.

[15] Naboulet A. et Raspiller S., « Les déterminants de la décision d’investir : une approche par les perceptions subjectives des firmes », Document de travail de la Direction des Études et Synthèses Economiques, n° G 0404, Insee, 2004. Voir aussi : D.A. Aschauer, “Is public expenditure productive?”, in Journal of Monetary Economics, vol. XXIII, n°2, mars, 1989, pp. 177-200. Idem, “Why is Infrastructure Important?”, in A. H. Munnell, (ed.), Is there a Shortfall in Public Capital Investment, Federal Reserve Bank of Boston, Boston ; et R. Ford & P. Poret, “Infrastructure and Private-Sector productivity”, OCDE, Departement d’économie et statistique, Working paper n°91, OCDE, Paris, 1991.

[16] IMF, “Exchange Rates and Trade Flows: Disconnected?“ in World Economic Outlook: Adjusting to Lower Commodity Prices, Octobre, 2015 pp. 105–42.

[17] Ces estimations sont présentées dans : Sapir J., Les scénarii de dissolution de l’Euro, (avec P. Murer et C. Durand) Fondation ResPublica, Paris, septembre 2013.

[18] Keynes J/M., A Tract on Monetary Reform, (1923) Londres, Mac Millan and Co., republié en 2009

[19] http://www.rtl.fr/actu/politique/laurent-wauquiez-est-l-invite-de-rtl-du-mercredi-14-septembre-7784845031

[20] ECB, Financial Integration report 2016, Francfort, 2016.

[21] Fernández A., Michael W. Klein, Alessandro Rebucci, Martin Schindler, et Martín Uribe, Capital Control Measures: A New Dataset, IMF-Workin Paper, WP-15/80, IMF, Washington DC, 2015. Voir aussi, Kevin P. Gallagher, Stephany Griffith-Jones, José Antonio Ocampo, Regulating Global Capital Flows for Long-Run Development, The Frederick S. Pardee Center for the Study of the Longer-Range Future, Boston, 2012.

[22] du Bois de Dunilac P., Histoire de l’Europe monétaire (1945-2005) : Euro qui comme Ulysse, Genève et Paris, Presses universitaires de France, 2008, 249 p.
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1 Commentaire

  • Lien vers le commentaire Sebastien lundi, 05 décembre 2016 10:28 Posté par imhotep

    Article riche de contenu et passionnant; cependant, Sapir ne peut décidément plus se passer de mentir et maintenant, ça se voit comme le nez au milieu de la figure et ça discrédite une analyse par ailleurs très pertinente; je m'explique:

    1° il feint de croire (et, dès lors, il pérennise et propage cette illusion) que Merluchon, Gnangnan et Lepen seraient favorables à une sortie de l'Euro, ce qui est non seulement une erreur, mais, pire, un mensonge éhonté comme en attestent leurs dénégations explicites que Sapir feint d'ignorer.

    2° Il s'obstine à ne JAMAIS mentionner le SEUL candidat dont le programme est conforme à ce qu'il prétend appeler de ses vœux ( l'UPR de François Asselineau) dont il est IMPOSSIBLE qu'il puisse encore ignorer l'existence.

    Ces deux "omissions" /"confusions" /" mensonges" ne peuvent en aucun cas être fortuites; elles sont donc délibérées...se pose alors la question incontournable : A qui profite le crime, Monsieur Sapir ?