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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Poutine, de Munich (2007) à Valdai (2016)

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La longue intervention que Vladimir Poutine a faite lors de la conférence du Forum Valdai qui se tenait à Krasnaya Polyana à la fin du mois d’octobre dernier, réveille les échos de sa fameuse déclaration à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007. A l’époque, on avait voulu voir dans ces déclarations on ne sait quels relents de guerre froide. En réalité, la teneur du discours de Poutine était bien plus centrée que les principes communs que les grandes puissances devaient respecter si elles voulaient pouvoir coopérer entre elles. Or, le Président de la Russie a toujours, et de manière très cohérente, défendu la même position. Il en a donné une nouvelle preuve lors du dernier Forum Valdai[1].

La teneur du discours de Munich en 2007

Le discours qui fut prononcé par le président Vladimir Poutine en février 2007 à Munich a constitué un moment important dans les relations internationales. Il mérite encore d’être cité analysé avec précision[2]. Car Vladimir Poutine est le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005, autrement dit de l’avortement du « siècle américain » que l’on annonçait à la suite de l’effondrement de l’URSS[3]. Il en déduit l’importance de principes permettant d’organiser ces relations sur une base d’égalité entre les nations. C’est un retour aux bases de la politique « westphalienne » qui domine les relations internationales depuis le XVIIIème siècle. Ce retour découle du constat de la différence radicale des valeurs pouvant exister dans chaque pays. Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales.

Or, et c’est ce que constate et déplore le président russe, les États-Unis tendent à transformer leur droit interne en droit international alternatif. On a vu cette démarche à l’œuvre avec les sanctions prises par les Etats-Unis contre des institutions financières (et en particulier la Société Générale), coupables simplement d’utiliser le Dollar américain dans des opérations contrevenant aux décisions prises par le gouvernement des Etats-Unis. Il convient de rappeler qu’il s’agissait de l’embargo contre l’Iran et contre Cuba, et que ces institutions financières n’étaient ni américaines, ni n’avaient impliqué dans ces transactions des filiales de droit américain. Mais aujourd’hui, même en l’absence de conséquences dommageable pour une entreprise américaine, le FCPA a vu son champ s’élargir considérablement à toute entreprise et personne physique dans le monde à partir d’une connexion aussi tenue avec le territoire américain qu’un email ou une communication téléphonique[4]. Par ces sanctions, les Etats-Unis ont réussi à étendre leur droit national en droit international.

Il convient donc de lire avec attention ce texte, qui constitue une définition précise de la représentation russe des relations internationales. Deux points importants s’en dégagent, la constatation de l’échec d’un monde unipolaire et la condamnation de la tentative de soumettre le droit international au droit anglo-américain : « J’estime que le modèle unipolaire n’est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain, mais qu’il est même tout à fait impossible. Non seulement parce que, dans les conditions d’un leader unique, le monde contemporain (je tiens à le souligner : contemporain) manquera de ressources militaro-politiques et économiques. Mais, et c’est encore plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut en aucun cas reposer sur une base morale et éthique de la civilisation contemporaine[5] ».

Ce passage montre que la position russe articule deux éléments distincts mais liés. Le premier est un doute quant aux capacités d’un pays (ici, les États-Unis sont clairement visés) à rassembler les moyens pour exercer de manière efficace son hégémonie. C’est un argument de réalisme. Même le pays le plus puissant et le plus riche ne peut à lui seul assurer la stabilité du monde. Le projet américain dépasse les forces américaines.

Mais il y a un second argument qui n’est pas moins important et qui se situe au niveau des principes du droit. Il n’existe pas de normes qui pourraient fonder l’unipolarité. Dans son ouvrage de 2002, Evgueni Primakov ne disait pas autre chose[6]. Cela ne veut pas dire que les différents pays ne puissent définir des intérêts communs, ni même qu’il n’y ait des valeurs communes. Le discours de Poutine n’est pas « relativiste ». Il constate simplement que ces valeurs (la « base morale et éthique ») ne peuvent fonder l’unipolarité, car l’exercice du pouvoir, politique ou économique, ne peut être défini en valeur mais doit l’être aussi en intérêts. Le second point suit dans le discours et se trouve exprimé dans le paragraphe suivant : « Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines, dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États[7] ».

Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, c’est à dire l’opposition ami/ennemi, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales[8].

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Poutine à Valdai (2016)

Dans son allocution à l’occasion du Forum Valdai de 2016, Vladimir Poutine a réitéré ses remarques concernant les règles de droit et les pratiques américaines. Mais, il élargit la perspective, et la situe ouvertement dans un cadre stratégique : « Si les puissances qui aujourd’hui existent trouvent un principe ou une norme à leur avantage, ils forcent tout le monde à s’y conformer. Mais si demain ces mêmes normes se heurtent à leur manière de faire, ils sont prompts à les jeter dans la poubelle, à les déclarer obsolètes, et à fixer ou à essayer de fixer de nouvelles règles. Ainsi, nous avons vu les décisions de lancer des attaques aériennes dans le centre de l’Europe, contre Belgrade, puis contre l’Irak, puis contre la Libye. Les opérations en Afghanistan ont également commencé sans la décision correspondante du Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans leur désir de changer l’équilibre stratégique en leur faveur, ces pays ont brisé le cadre juridique international qui interdisait le déploiement de nouveaux systèmes de défense antimissile »[9]. Il passe ainsi d’un problème général qui est bien identifié (la manipulation des normes) au rappel de situations concrètes. Cela lui permet de dresser une liste des griefs de la Russie envers ses partenaires occidentaux. Si le contenu politique est le même, le ton a incontestablement changé entre 2007 et 2016.

En fait, Poutine se présente comme un partisan de la mondialisation, mais un partisan réaliste, qui comprend que cette dernière a besoin de règles stables si elle veut se développer. Il le dit dans un passage qui est en réalité antérieur à la première citation : « Mais certains pays qui se sont vus comme les vainqueurs de la guerre froide, non qu’ils se soient simplement vus de cette façon mais en plus qu’ils l’ont ouvertement dit, se sont contentés de transformer l’ordre politique et économique global en fonction de leurs propres intérêts.

Dans leur euphorie, ils ont essentiellement abandonné l’idée d’un dialogue substantiel et à égalité avec les autres acteurs de la vie internationale, ont choisi de ne pas améliorer ou de créer des institutions universelles et ont tenté plutôt d’amener à répandre dans le monde entier leurs propres organisations, normes et règles. Ils ont choisi la voie de la mondialisation et de la sécurité pour leurs propres intérêts, pour quelques-uns, mais pas pour tous. Mais cette position n’était pas acceptable par tous »[10].

En fait, Poutine sous-entend que, grisés par leurs succès, ou par l’apparence de leurs succès, certains pays (et ici ce sont essentiellement les Etats-Unis qu’il vise) on abandonné le principe d’égalité de traitement qui est essentiel aux principes du droit international. C’est l’idée d’une mondialisation comme projet politique de certains, opposée à une mondialisation se réalisant au profit de tous. Si l’on peut partager le constat, et l’on a écrit que la mondialisation était bien un projet politique des Etats-Unis[11], on peut cependant être plus réservé quant à la conception d’une mondialisation « pour tous ». Autrement dit, si l’on peut partager le bilan que dresse Poutine des évolutions du cadre mondial, on peut aussi douter de la réalité de cette « mondialisation pour tous » qu’il oppose à l’état des choses actuel. En réalité, si des pays autres que les Etats-Unis ont pu profiter de cette mondialisation ce ne fut pas en respectant les règles établies par les Etats-Unis. Le fait que les pays d’Asie qui connaissent la plus forte croissance ont systématiquement violé les règles de la globalisation établies et codifiées par la Banque mondiale et le FMI est souligné par Dani Rodrik[12].

En fait, une autre voie se dessinait, mais elle se dessinait en 1944, à la fin de la guerre[13]. Elle fut tuée par le refus des États-Unis de ratifier le traité de La Havane. La conférence de La Havane, qui se tint du 21 novembre 1947 au 24 mars 1948[14], avait permis la rédaction d’un texte qui établissait des règles communes à tous les pays à partir d’une logique de croissance et de lutte contre le sous-emploi. Ainsi la présence de mesures protectionnistes était-elle admise et même consolidée dans ce texte pour favoriser le développement d’industries naissantes comme matures[15]. la charte de La Havane faisait obligation à ses membres de ne pas prendre de positions prédatrices, autorise des mesures de sauvegarde de la part des autres pays et définissait un processus devant conduire à des normes de travail équitables. Les règles commerciales devenaient donc clairement sur-déterminée par les objectifs sociaux et économiques internes. L’article 13 reconnaissait le droit aux États membres de recourir à des subventions publiques dans les domaines industriel et agricole ainsi qu’à des mesures de protection. Il faut revenir sur cet épisode, aujourd’hui en partie oublié, pour comprendre qu’il peut y avoir des règles autres que celles faisant de la concurrence le deus ex machina du commerce mondial.

Défendre ces principes implique de défendre la souveraineté des Etats face tout autant à la volonté de domination de l’un d’entre eux que face aux grandes entreprises multinationales privées.

Vladimir Poutine et la souveraineté

Cette défense de la Souveraineté des Nations, Vladimir Poutine y vient quand il évoque le rôle indépassable des Nations-Unies. Il dit à ce propos : « Aujourd’hui, ce sont les Nations Unies qui continuent de demeurer un organisme sans équivalent en matière de représentativité et d’universalité, un lieu unique pour un dialogue équitable. Ses règles universelles sont nécessaires pour intégrer autant de pays que possible dans le développement économique et humanitaire, garantir leur responsabilité politique et travailler à coordonner leurs actions tout en préservant leurs modèles de souveraineté et de développement. Il ne fait aucun doute que la souveraineté est la notion centrale de tout le système des relations internationales. Son respect et sa consolidation contribueront à assurer la paix et la stabilité aux niveaux national et international »[16].

La reconnaissance du principe de Souveraineté est effectivement un préalable indispensable à l’établissement d’un ordre international équilibré. Il le redit d’ailleurs un peu plus bas : « J’espère vraiment que ce sera le cas, que le monde deviendra vraiment plus multipolaire et que les points de vue de tous les acteurs de la communauté internationale seront pris en compte. Peu importe qu’un pays soit grand ou petit, il devrait y avoir des règles communes universellement acceptées qui garantissent la souveraineté et les intérêts des peuples »[17].

Mais, ce principe de la Souveraineté rentre alors en contradiction avec la vision dominante de la mondialisation qui semble impliquer des règles qui soient émises par des instances supranationales. Or, l’existence de telles règles est en réalité incompatible avec le principe de Souveraineté, qui peut certes être délégué mais qui ne peut jamais être cédé. Dès lors, cela renvoie au bilan assez sombre que Vladimir Poutine dresse de la mondialisation, dont on sent bien qu’il considère qu’elle s’est engagée dans une voie erronée à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il le dit d’ailleurs au début de son allocution : « Les tensions engendrées par les changements dans la distribution de l’influence économique et politique continuent de croître. La méfiance mutuelle crée un fardeau qui réduit nos possibilités de trouver des réponses efficaces aux véritables menaces et défis auxquels le monde est confronté aujourd’hui. Essentiellement, tout le projet de mondialisation est en crise aujourd’hui et en Europe, comme on le sait bien, on entend des voix pour dire maintenant que le multiculturalisme a échoué. Je pense que cette situation est à bien des égards le résultat de choix erronés, hâtifs et, dans une certaine mesure, trop confiants des élites de certains pays il y a un quart de siècle. À cette époque, à la fin des années 1980 et au début des années 90, il y avait une chance non seulement d’accélérer le processus de mondialisation, mais aussi de lui donner une qualité différente et de la rendre plus harmonieuse et durable »[18].

Ici encore, on peut certainement partager une large part de ce constat. Mais, ce constat est tiré en dehors de toute analyse du contexte international, et en particulier du contexte idéologique. Pour le dire en d’autres termes, il manque alors au discours de Vladimir Poutine une critique de l’idéologie néo-libérale telle qu’elle domina les sphères intellectuelles et économiques du monde occidental dans la période qu’il décrit. Or, Vladimir Poutine est-il prêt, et peut-il, rompre avec l’idéologie néo-libérale ? Non qu’il soit lui même un dogmatique. Bien au contraire, et il en a donné maintes preuves, Poutine est d’abord et avant tout un pragmatique. Non pas un homme sans principes, mais un homme qui ne laisse pas une idéologie, c’est à dire une représentation de la réalité, l’écarter des nécessités pragmatiques de sa fonction. Mais, ce même pragmatisme l’amène à composer avec les tenants du néo-libéralisme, à chercher à ouvrir l’économie russe aux flux de capitaux. Il y a là une limite incontestable à la réflexion de Vladimir Poutine qui l’empêche de pousser jusqu’à son terme la critique qu’il fait à très juste titre de la mondialisation et de l’idéologie des élites dominantes dans les pays occidentaux.

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Poutine et la crise des démocraties occidentales

Car, et c’est là incontestablement la véritable nouveauté de son discours lors du Forum Valdai 2016, Vladimir Poutine fait une critique en règle du mode de fonctionnement politique des pays occidentaux, une critique qui raisonne aujourd’hui, après l’élection de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis, de manière prémonitoire. Car que dit-il ? Il commence en fait par faire un bilan des fonctionnements, ou plus précisément des dysfonctionnements politiques des pays occidentaux : « Oui, formellement, les pays modernes ont tous les attributs de la démocratie: Élections, liberté d’expression, accès à l’information, liberté d’expression. Mais même dans les démocraties les plus avancées, la majorité des citoyens n’ont aucune influence réelle sur le processus politique et aucune influence directe et réelle sur le pouvoir.

Les gens sentent un écart toujours croissant entre leurs intérêts et la vision que l’élite développe de la seule trajectoire qu’elle considère comme correcte, une trajectoire que l’élite elle-même choisit. Il en résulte que les référendums et les élections créent de plus en plus de surprises pour les autorités. Les gens ne votent pas du tout comme les médias officiels et respectables leur ont conseillé, ni comme leur ont conseillé les principaux partis. Des mouvements publics qui, il y a peu de temps, étaient considérés comme trop à gauche ou trop à droite, occupent le devant de la scène poussent sur le côté les poids lourds politiques. Au début, ces résultats gênants ont hâtivement été déclarés des anomalies ou des résultats obtenus par la chance. Mais quand ils sont devenus plus fréquents, des gens ont commencé à dire que la société ne comprenait plus ceux qui étaient au sommet du pouvoir et n’avait pas encore suffisamment mûri pour pouvoir évaluer le travail des autorités pour le bien public. Ou bien ces mêmes personnes sombrent dans l’hystérie et déclarent le résultat d’une propagande étrangère, habituellement russe »[19].

La descriptions des processus politiques dans les pays européens, avec les multiples déni de démocratie que l’on a connu (comme dans le cas du résultat du référendum de 2015 sur le Traité Constitutionnel Européen) est impeccable. Au-delà, l’analyse des mécanismes de clôture autistique de la part des élites et de leur frange médiatique, de cette nouvelle Trahison des Clercs est particulièrement juste[20]. C’est cette clôture autistique qui, justement, a empêché ces mêmes élites de voir venir que ce soit le Brexit au Royaume-Uni ou l’élection de Donald Trump, et qui, après pourtant le résultat d’un vote démocratique, conduit une partie de ces mêmes élites à chercher à remettre en cause ces résultats. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une nouvelle procession des fulminants comme l’écrivait en 2005 Frédéric Lordon[21]. On a, dans ce carnet, à de multiples reprises dénoncé cette clôture autistique depuis 2012 et l’on n’est donc nullement étonné de voir l’un des grands dirigeants de ce monde arriver au même constat. Mais, le plus intéressant est l’analyse que Vladimir Poutine dresse des causes de cette situation. Cette analyse n’est certes pas nouvelle. Mais, c’est sans doute la première fois qu’elle est exprimée par un responsable du rang de Vladimir Poutine. Il poursuit donc ainsi son propos : « Il semble que les élites ne voient pas l’approfondissement de la stratification sociale et l’érosion de la classe moyenne, tout en implantant des idées idéologiques qui, selon moi, sont destructrices de l’identité culturelle et nationale. Et dans certains cas, dans certains pays, ils subvertiront les intérêts nationaux et renonceront à la souveraineté en échange de la faveur du suzerain.

Cela pose la question: qui est en fait la frange de la société? La classe croissante de l’oligarchie supranationale et de la bureaucratie, qui n’est en fait souvent pas élue et non contrôlée par la société, ou la majorité des citoyens, qui veulent des choses simples et simples – stabilité, libre développement de leurs pays, des perspectives de vie pour eux et leurs enfants, la préservation de leur identité culturelle et, enfin, la sécurité de base pour eux-mêmes et pour leurs proches »[22].

Il fait ici le lien entre l’érosion des classes moyennes (certes ce concept de « classes moyennes » est un concept « mou »), et l’on peut dire plus généralement de la partie supérieure des classes populaires, qui sont aujourd’hui victimes de l’instabilité de la situation économique et de l’insécurité tant économique que matérielle ou culturelle, et la volonté de la part des élites de monnayer leur position de pouvoir envers un « suzerain » international. Ceci décrit l’opposition entre ce que l’on peut considérer comme les « élites mondialisées » (essentiellement celles de la finance et des médias) et la « souveraineté du peuple ». C’est donc l’opposition des prolos contre les bobos, dont je parlais déjà dans un livre écrit en 2006[23]. J’écrivais à l’époque, parlant de la victoire du « non » au référendum de 2005 : « Le « non » a dépassé les 60 % dans le Nord industriel, dans les régions industrielles de la Loire et du Centre, enfin dans les régions industrielles fragilisées du Midi. Si l’on ajoute à ces régions celles où le « non » a dépassé les 55%, c’est bien une carte de la France du travail que l’on dessine. À l’inverse, les couches sociales liées aux services mondialisés, à la communication et à la finance, elles, ont voté « oui ». Les résultats de Paris intra-muros et des banlieues de l’Ouest parisien sont clairs à cet égard.

Osons alors une formule : la victoire du « non » est celle des prolos contre les bobos (bourgeois-bohèmes) »[24].

C’est cette bourgeoisie, que l’on dit bohème (d’où la catégorie des « bobos »), n’a de valeurs que mobilières qui est ici en cause car son idéologie et sa politique s’avèrent profondément destructrices. Le technocrate financiarisé embrasse sous les projecteurs médiatiques le soixante-huitard recyclé. Entre ces deux partisans du « oui » que furent Pascal Lamy – désormais directeur de l’OMC après avoir été au sein de la Commission européenne un des soutiers de la mondialisation – et Daniel Cohn-Bendit, la différence ne tient peut-être plus qu’à un cheveu (ou à son absence…).

On le voit et on le constate, le discours de Vladimir Poutine dresse un tableau important et intéressant du monde tel que le voit le Président de la Russie. Bien sur, ce texte est important aussi par ce que l’on n’y trouve pas, une critique articulée du néo-libéralisme entre autre. Mais, ce discours est certainement l’analyse la plus articulée des maux dont souffrent les pays occidentaux et avec eux une large partie du monde. Ce discours n’est pas optimiste, mais Vladimir Poutine visiblement a fait sienne la maxime que Louis XIV proposait au Grand Dauphin : « Se méfier de l’espérance : l’espoir est mauvais guide ». Ce discours est cohérent, et surtout sa cohérence temporelle est importante. Voilà pourquoi on ne saurait qu’inviter tous ceux qui veulent comprendre le monde actuel pour le transformer, de la lire et de s’en imprégner.

Notes

[1] https://fr.sputniknews.com/russie/201610271028403988-vladimir-poutine-valdai-sotchi-intervention/ et http://valdaiclub.com/events/posts/articles/vladimir-putin-took-part-in-the-valdai-discussion-club-s-plenary-session/

[2] Voir la déclaration du président russe lors de la conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich le 10 février 2007 et dont le texte a été traduit dans La Lettre Sentinel, n° 43, mars 2007.

[3] Sapir J., Le nouveau XXIè siécle, Paris, Le Seuil, 2009.

[4] Smith C.F., et Brittany D. Parling, “‘American Imperialism’: A Practitioner’s Experience with

Extraterritorial Enforcement of the FCPA ,” UNIV . OF CHICAGO LEGAL FORUM 237, at 239 (2012); 15 U.S.C. &&78dd-1, 78dd-3.

[5] Voir la revue La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 25.

[6] E. Primakov, Mir posle 11 Sentjabrja, op. cit., p. 138-151.

[7] La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 25 sq.

[8] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008.

[9] Traduction depuis la transcription en anglais : « If the powers that be today find some standard or norm to their advantage, they force everyone else to comply. But if tomorrow these same standards get in their way, they are swift to throw them in the bin, declare them obsolete, and set or try to set new rules. Thus, we saw the decisions to launch airstrikes in the centre of Europe, against Belgrade, and then came Iraq, and then Libya. The operations in Afghanistan also started without the corresponding decision from the United Nations Security Council. In their desire to shift the strategic balance in their favour these countries broke apart the international legal framework that prohibited deployment of new missile defence systems ».

[10] « But some countries that saw themselves as victors in the Cold War, not just saw themselves this way but said it openly, took the course of simply reshaping the global political and economic order to fit their own interests.

In their euphoria, they essentially abandoned substantive and equal dialogue with other actors in international life, chose not to improve or create universal institutions, and attempted instead to bring the entire world under the spread of their own organisations, norms and rules. They chose the road of globalisation and security for their own beloved selves, for the select few, and not for all. But far from everyone was ready to agree with this ».

[11] Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.

[12] D. Rodrik, « What Produces Economic Success?  » in R. Ffrench-Davis (dir.), Economic Growth with Equity: Challenges for Latin America, Londres, Palgrave Macmillan, 2007. Voir aussi, du même auteur, « After Neoliberalism, What? », Project Syndicate, 2002 (www.project-syndicate.org/commentary/rodrik7).

[13] H.-J. Chang, Bad Samaritans: The Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism, New York, Random House, 2007.

[14] Graz J.C., Aux sources de l’OMC : la Charte de La Havane, 1941-1950, Droz, Genève, 1999, 367 p

[15] https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/havana_f.pdf

[16] « Today it is the United Nations that continues to remain an agency that is unparalleled in representativeness and universality, a unique venue for equitable dialogue. Its universal rules are necessary for including as many countries as possible in economic and humanitarian integration, guaranteeing their political responsibility and working to coordinate their actions while also preserving their sovereignty and development models. We have no doubt that sovereignty is the central notion of the entire system of international relations. Respect for it and its consolidation will help underwrite peace and stability both at the national and international levels ».

[17] « I certainly hope that this will be the case, that the world really will become more multipolar, and that the views of all actors in the international community will be taken into account. No matter whether a country is big or small, there should be universally accepted common rules that guarantee sovereignty and peoples’ interests ».

[18] « The tensions engendered by shifts in distribution of economic and political influence continue to grow. Mutual distrust creates a burden that narrows our possibilities for finding effective responses to the real threats and challenges facing the world today. Essentially, the entire globalisation project is in crisis today and in Europe, as we know well, we hear voices now saying that multiculturalism has failed. I think this situation is in many respects the result of mistaken, hasty and to some extent over-confident choices made by some countries’ elites a quarter-of-a-century ago. Back then, in the late 1980s-early 1990s, there was a chance not just to accelerate the globalisation process but also to give it a different quality and make it more harmonious and sustainable in nature ».

 

[19] « Yes, formally speaking, modern countries have all the attributes of democracy: Elections, freedom of speech, access to information, freedom of expression. But even in the most advanced democracies the majority of citizens have no real influence on the political process and no direct and real influence on power.

People sense an ever-growing gap between their interests and the elite’s vision of the only correct course, a course the elite itself chooses. The result is that referendums and elections increasingly often create surprises for the authorities. People do not at all vote as the official and respectable media outlets advised them to, nor as the mainstream parties advised them to. Public movements that only recently were too far left or too far right are taking centre stage and pushing the political heavyweights aside.

At first, these inconvenient results were hastily declared anomaly or chance. But when they became more frequent, people started saying that society does not understand those at the summit of power and has not yet matured sufficiently to be able to assess the authorities’ labour for the public good. Or they sink into hysteria and declare it the result of foreign, usually Russian, propaganda ».

[20] Benda J., La Trahison des clercs, rééd., Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 1990.

[21] F. Lordon, « La procession des fulminants », texte installé sur le site ACRIMED, http://www.acrimed.org/article2057.html  ; et « Un “cri de douleur” de Serge July, par le Collectif Les mots sont importants », texte installé le 1er juin 2005 sur le site http://lmsi.net/article.php3?id_article=402 (accessible à partir du site ACRIMED).

[22] « It seems as if the elites do not see the deepening stratification in society and the erosion of the middle class, while at the same time, they implant ideological ideas that, in my opinion, are destructive to cultural and national identity. And in certain cases, in some countries they subvert national interests and renounce sovereignty in exchange for the favour of the suzerain.

This begs the question: who is actually the fringe? The expanding class of the supranational oligarchy and bureaucracy, which is in fact often not elected and not controlled by society, or the majority of citizens, who want simple and plain things – stability, free development of their countries, prospects for their lives and the lives of their children, preserving their cultural identity, and, finally, basic security for themselves and their loved ones ».

[23] Sapir J., La Fin de l’Eurolibéralisme, Paris, le Seuil, 2006.

[24] Sapir J. ., La Fin de l’Eurolibéralisme, op.cit.
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