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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Pourquoi le protectionnisme?

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La question du protectionnisme est aujourd’hui posée par plusieurs des candidats à l’élection présidentielle. Face à eux, les « tenants du système », c’est à dire Emmanuel Macron, François Fillon, et dans une moindre mesure Benoît Hamon, répètent toujours les mêmes phrases sur « l’utilité » du libre-échange ou sur le fait que le protectionnisme signifierait la fin des échanges commerciaux, confondant par ignorance ou par dessein le protectionnisme et l’autarcie. On va ici rappeler pourquoi le libre-échange tel qu’il est aujourd’hui pratiqué conduit à des désordres toujours plus grand, pourquoi l’Union européenne s’avère incapable de protéger les travailleurs, qu’ils soient français, italiens, espagnols ou autres, et pourquoi un protectionnisme rationnellement pensé est aujourd’hui la solution qui s’impose[1].

Pourquoi le concept des coûts salariaux unitaires ?

Le concept des coûts salariaux unitaires (CSU) est certainement celui qui permet d’appréhender le mieux la question des désordres liés au commerce international. Il est le résultat du croisement du coût horaire du travail, tel qu’il peut être mesuré par le salaire et les charges sociales, et du niveau de la productivité.

Il est bien connu que les salaires peuvent varier de manière considérable d’un pays à l’autre. Ceci est vrai en particulier pour les pays en développement ainsi que pour les pays que l’on peut considérer en reconstruction à la suite du choc de la transition. Cependant, la variable que représente le salaire doit encore être ajustée au temps de travail pour compenser des différences importantes existant d’un pays à l’autre et inclure les cotisations sociales à la charge du salarié tout comme les charges patronales. Si le salaire direct est largement le résultat d’une négociation à l’intérieur de l’entreprise, voire à l’intérieur de la branche, les charges supportées par le salarié et par le patron sont, en règle générale, définies par des accords globaux. Par ailleurs, le salaire lui-même peut faire l’objet, dans un certain nombre de pays, de réglementations générales, en particulier pour la définition d’un salaire minimal.

La productivité se mesure en comparant la valeur (dans la monnaie du pays) de la production d’une entreprise, d’une branche ou du pays tout entier et la quantité d’heures de travail fournies pour cette production. Ainsi, la productivité est-elle toujours exprimée par un indicateur monétaire (dans la monnaie du pays considéré) par heure. Il n’est possible de comparer la productivité à partir de données en volume que dans le cas d’un produit identique fabriqué dans deux pays différents. Une telle situation est extrêmement rare et ne saurait être considérée comme une base fiable pour des comparaisons internationales, même si, dans certains cas, elle est riche d’enseignements[2].

Le CSU a ainsi l’intérêt d’annuler les effets possibles de l’incertitude sur les taux de change. Si une dévaluation fait baisser la productivité du pays qui dévalue, quand on la compare avec un autre pays, elle fait aussi baisser le coût horaire du travail dans ce pays comparé à son voisin. C’est la raison pour laquelle cet indicateur, même s’il reste imparfait et n’est pas dénué de possibilité d’erreur, est extrêmement précieux pour des comparaisons internationales.

Que disent les comparaisons internationales ?

Il existe des recherches portant sur la comparaison internationale des coûts du travail. L’estimation des écarts entre les branches de l’industrie a donné lieu à plusieurs études qui montrent toutes la présence de variations importantes. Dans le cadre de l’Europe (au sens de l’Union européenne) les différences entre les rémunérations horaires moyennes sont très importantes[3]. Ces différences dans les rémunérations semblent assez peu sensibles au phénomène de la croissance que l’on constate par ailleurs. Si une convergence doit s’amorcer avec les pays développés, elle se fera sur une longue période, de 25 à 40 ans au moins.

Les écarts entre les pays du noyau d’origine (Italie, Belgique, Pays-Bas) et les pays de la dernière vague d’intégration (République tchèque, Slovaquie) sont à tous égards particulièrement impressionnants. Ces écarts sont encore plus importants dans le cas des pays émergents d’Asie. Si la mesure pour la Chine est sans doute faussée par le problème du taux de change, dans le cas de l’Inde le coût horaire moyen doit s’établir à 1,6 % de ce qu’il est dans les pays de l’ancienne Union européenne des quinze. Dans un certain nombre de cas, le coût horaire n’inclut pas les charges patronales, ce qui tend à accentuer la différence.

Tableau 1

 PAYS

Coût horaire 2012(euros)

Coût en pourcentage du coût français
Bulgarie 3,4 9,8%
Roumanie 4,3 12,4%
Pologne 7,6 21,8%
Hongrie 7,9 22,7%
Portugal 12,9 37,1%
Espagne 20,9 60,1%
Royaume-Uni 21,5 61,8%
Italie 26,6 76,4%
Allemagne 30,9 88,8%
France 34,8 100,0%
Belgique 40 114,9%
Source : OCDE et INSEE

Par rapport à cette situation, on constate un fort mécanisme de hausse de la productivité dans les pays émergents. Cependant, cette hausse est essentiellement le fait de certaines branches. La productivité moyenne du travail est ainsi un indicateur assez pauvre, car elle n’inclut pas ces différences, qui peuvent par ailleurs fortement varier d’un pays à l’autre. Ainsi, la spécialisation industrielle de chaque pays peut être différente, mais on a néanmoins un effet de groupe important par rapport aux pays développés.

Le cas de la Chine est ici exemplaire : il montre l’impact du flux d’investissement direct étranger sur l’industrie chinoise. Les gains de productivité ont été très spectaculaires dans un certain nombre d’activités. Les écarts de productivité en comparaison avec les États-Unis sont tout à fait remarquables. Ainsi, alors que la productivité moyenne du travail est calculée à 7 % de celle des États-Unis, on trouve des branches où elle atteint, voire dépasse les 40 %. Ce décalage entre branche correspond en réalité à un phénomène d’industrialisation, porté par les investissements étrangers, qui conduit à une remontée de filières technologiques importante de la Chine. La Chine est le pays qui a le plus progressé dans la structure de ces exportations dans le sens d’une convergence avec les pays membres de l’OCDE. Quand on la compare avec l’Allemagne, on constate que la productivité chinoise est égale à 30 % de celle du secteur correspondant de l’industrie allemande[4]. Il est donc indéniable qu’il y a eu, dans certaines branches, un rattrapage très rapide de la productivité chinoise par rapport à celle des grands pays industrialisés. Mais, dans le même temps, on n’a pas constaté un rattrapage du même ordre en ce qui concerne les salaires. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la Chine, même s’il y atteint des valeurs extrêmes. On peut le retrouver, à des niveaux comparables sur des pays tels la Corée du Sud, le Mexique, Singapour ou l’Inde. Surtout, la convergence entre les structures des exportations de ces pays et de ceux de l’OCDE implique une montée en qualité des exportations en provenance de ces pays. Croire que nous pourrions nous sortir d’affaire par une plus grande sophistication technique de nos productions s’avère ainsi un leurre.

Les CSU en perspective

Si l’on considère le cas de l’Europe et des États-Unis, les niveaux et les gains de productivité nous donnent deux images relativement différentes. On constate ainsi, dans une étude récente qu’a publiée la fondation Robert Schuman, qu’en niveau absolu des pays comme la Slovénie, la Hongrie et la République tchèque se situent au-dessus de 4 000 dollars et la Slovaquie légèrement en-dessous[5]. Par ailleurs, on peut voir dans la même étude que la situation de la France peut avantageusement être comparée à celle de l’Allemagne, de la Royaume-Uni et même du Japon. En termes relatifs, autrement dit en comparaison de croissance du taux de productivité, on obtient naturellement une image inversée. Ce sont les pays dont le niveau de productivité est le plus bas qui progresse le plus. Mais cette progression n’est nullement accompagnée par une progression équivalente des salaires. Ce sont les pays qui, en règle générale, ont le niveau le plus faible qui connaissent les gains de productivité les plus élevés. Si l’on met de côté les trois pays baltes de l’Union européenne, dont la taille est trop petite pour qu’ils influent sur le commerce international, ce sont bien les nouveaux entrants qui ont la croissance la plus forte. Ceci correspond aussi à des flux d’investissements directs importants, en particulier dans l’industrie automobile (et ses équipementiers) ainsi que dans l’industrie mécanique et des composants électriques. Il devient alors possible de se livrer à une comparaison globale sur la base du CSU. Il est ainsi indéniable qu’il y a un avantage compétitif pour les pays émergents, avantage qui est entièrement dû à la faiblesse de leurs coûts salariaux. Un rapport fait pour le Sénat français a tenté d’évaluer cet avantage compétitif[6].

Cependant ce calcul a été fait en tenant compte uniquement des moyennes. Or, on l’a vu dans le cas de la Chine, les écarts de moyenne entre les branches de l’industrie sont considérables. Il en va de même pour les dix nouveaux membres de l’Union européenne. Dans les branches où sont allés les investissements directs étrangers, la productivité est en réalité beaucoup plus proche de celle des pays du noyau historique de l’Union européenne, alors que les salaires, eux, restent bien plus proches de la moyenne nationale. En fait, pour les secteurs exportateurs de l’industrie chinoise (et non dans son ensemble), le CSU est compris entre 23 et 33 % de celui de la France (un avantage compétitif compris entre un facteur de 4 et 3). Pour les « nouveaux entrants » de l’UE, cet avantage compétitif pourrait atteindre un facteur de 2 (avec un CSU à 50 % de celui de la France) dans les branches exportatrices où les investissements ont été les plus importants.

Il ne fait donc aucun doute que la pression concurrentielle issue des pays à faibles coûts salariaux, mais où la productivité tend, dans certaines branches, à se rapprocher des pays développés, est aujourd’hui extrêmement forte. Le problème semble particulièrement grave à l’intérieur de l’Union européenne puisque l’on constate un très fort avantage compétitif des « nouveaux entrants », qui couvre désormais une très grande gamme de produits.

Le rôle néfaste de l’Union européenne

L’Union Européenne joue-t-elle réellement un rôle de protection ? À cette question, il faut hélas répondre par un « non » sans appel. L’élargissement de l’Union européenne de 15 à 27 pays membres a joué un rôle considérable dans la pression qu’exerce la globalisation sur l’économie française. Les pays de l’ancienne « Europe de l’Est » ont la possibilité d’exporter sans barrières vers les pays du noyau historique de l’Europe. Dans certains secteurs, les gains de productivité ont été considérables alors que les salaires, contraints par un chômage important, n’ont vraiment pas évolué à la même vitesse. En fait, c’est tout le mécanisme des délocalisations dites « de proximité » que l’on voit à l’œuvre. Ces pays ont reçu des investissements importants dans certaines branches comme l’automobile. C’est ce qui a permis ces gains de productivité. Mais les entreprises d’Europe occidentale savent qu’elles ont toujours le bénéfice d’une main-d’œuvre à très bon marché.

Cette situation n’a même pas profité aux populations de ces pays. En fait, l’écart de revenu entre eux et les économies occidentales, qu’il s’agisse de la France ou des États-Unis, s’est même accru de 1990 au milieu des années 2000. Le processus d’élargissement a donc fait pénétrer en Europe des pays dont les structures économiques et sociales sont toujours très différentes de celles des pays du noyau historique. Et si l’on considère des données plus « sociales » que le PIB par tête, on observe le même processus. L’écart entre les espérances de vie a ainsi tendu à augmenter, et parfois très significativement, alors que l’on aurait pu penser qu’elle aurait dû se réduire depuis 1990.

On peut ainsi constater que le processus d’élargissement de l’Union européenne ne s’est révélé ni profitable aux populations des pays de « l’Europe de l’Est » ni, bien entendu, à celle de nos pays. On ne peut donc pas parler d’un choix altruiste pour le justifier. Ce processus ne prend sens que si on le conçoit comme la matérialisation de la volonté de certaines élites de casser le modèle social ouest-européen en le soumettant très brutalement à la concurrence de ces nouveaux entrants. Par ailleurs, si les travailleurs de certaines des branches de l’industrie ont pu voir leur situation sociale s’améliorer, ce n’est certainement pas le cas de la totalité de la population. La globalisation, à l’échelle européenne, a donc essentiellement eu pour effet d’accroître la pression sur les salariés des pays du noyau historique. Le phénomène des travailleurs détachés constitue à cet égard une pierre supplémentaire dans l’édifice de destruction des normes sociales que constitue l’UE.

Voici qui pose directement le problème de l’UE et du jeu mené par les institutions européennes dans le processus de globalisation. L’Europe n’a ni protégé les salariés des pays occidentaux, ni apporté une convergence sociale rapide pour les salariés des nouveaux entrants. Elle a, au contraire, conduit à un nivellement par le bas toujours plus poussé des situations sociales dans l’industrie, pour les plus grands profits, bien entendu, des grandes entreprises.

Les conséquences de la pression aux délocalisations

Les pressions aux délocalisations pèsent sur l’industrie française depuis maintenant à peu près une quinzaine d’années. L’importance de ces dernières est considérable, si l’on accepte de considérer autre chose que les délocalisations directes. L’évaluation précise du coût en emploi de cette pression, issue du libre-échange dans les conditions présentes, soulève plusieurs difficultés qui doivent être traitées séparément

Tout d’abord, il faut savoir qu’un emploi dans l’industrie a un impact direct sur des emplois dans les services, ce qui est toujours vérifié lors de plans sociaux industriels importants. On voit alors que, suivant le type d’emploi industriel supprimé, cela induit la disparition d’un à trois emplois dans les services. Mesurer l’impact des délocalisations uniquement sur les emplois industriels sous-estime considérablement l’impact total sur l’emploi. C’est la totalité du tissu économique et social qui est alors atteint. Dans le processus de délocalisation, on doit compter trois effets distincts mais qui viennent se cumuler.

  • Les délocalisations directes. Il s’agit ici d’emplois déjà existants dans un pays et transférés dans un autre pays (en général, par la fermeture de l’usine dans le pays d’origine). On considère de manière générale que ces délocalisations ont affecté, en termes de destructions nettes d’emploi[7], environ 1,5 % des emplois industriels en France, soit à peu près 0,5 % de la population active.
  • Les délocalisations indirectes. Il s’agit ici de la création délibérée d’emplois à l’étranger pour servir non pas le marché local mais pour la réexportation vers le pays d’origine. On est en présence de ce phénomène quand une grande entreprise conçoit un nouveau produit et en réalise l’industrialisation d’emblée dans un pays à faibles coûts salariaux, et ce pour le réexporter. Cette pratique est devenue systématique dans l’industrie automobile depuis une dizaine d’année. Il y a là un « manque à employer » plus qu’une destruction directe d’emploi, et l’on peut le chiffrer dans le cas de la France entre 250 000 et 400 000 emplois, suivant les hypothèses de productivité, soit entre 1 et 1,6 % de la population active. Dans le cas du secteur automobile, c’est environ 30 % de la production qui a ainsi été délocalisée à travers la création de nouveaux modèles entièrement conçus pour être produits à l’étranger.
  • L’effet dépressif sur le marché intérieur. La menace des délocalisations et le chantage auquel se livrent les entreprises ont conduit à maintenir les salaires dans l’industrie à un niveau très faible et à exercer une pression croissante sur les salariés. La faiblesse des revenus tend à déprimer la consommation et donc la demande intérieure. La pression sur les salariés, pour que les gains de productivité compensent les gains possibles en bas salaires, est une des causes principales du stress au travail et des maladies qui en sont induites, phénomène que l’on a déjà évoqué. En France, il est alors probable que le coût direct et indirect du stress au travail soit de l’ordre de 55 à 60 milliards d’euro, ce qu’il faut comparer aux 15 milliards de déficit de la sécurité sociale. Il est clair que, si les gains salariaux avaient pu suivre ceux de la productivité, et si l’on avait pu économiser ne serait-ce que 1 % du PIB en cotisations tant salariées que patronales, on aurait eu un impact très fort de ce surcroît de pouvoir d’achat sur la croissance. On peut alors estimer à 1 % de la population active au minimum le gain en emploi (ou la réduction du chômage) que l’on aurait pu obtenir. Cependant, ce gain est global et ne concerne pas uniquement l’emploi industriel.
La combinaison de ces effets indique que la pression du libre-échange coûte directement environ 2 % de la population active en emplois industriels perdus ou non créés. Ceci correspond probablement à une perte globale (avec l’effet multiplicateur habituel de l’emploi industriel sur l’emploi global) de 3 à 3,5 % de la population active. Mais cet effet n’est pas le seul. La concurrence entre travailleurs qui est induite par la globalisation a aussi pour conséquence de déformer la répartition des revenus, en comprimant beaucoup plus ceux des ouvriers. Ceci a été largement étudié dans un pays comme les États-Unis. Cette déformation a été à l’origine du surendettement des ménages américains, qui a conduit à la crise de 2007[8]. Il s’est renforcé par la suite[9].

En France, le phénomène a été moins marqué, mais la divergence entre le rythme des gains de productivité et la croissance du salaire net moyen y est tout aussi notable ainsi que le décalage très net entre le salaire moyen et le salaire médian. L’effet sur la répartition des revenus semble donc indubitable. Ceci conduit à un problème social de première grandeur[10], qui se traduit dans les faits par la paupérisation des jeunes adultes et par l’apparition du phénomène des « nouveaux pauvres », autrement dit d’une fraction de la population qui, tout en étant employée de manière régulière, sombre petit à petit dans la misère. Ceci constitue aussi un phénomène macroéconomique majeur. Dans une telle situation, la demande intérieure est nécessairement comprimée et la croissance en pâtit. On n’a pu la maintenir à un certain niveau que par l’intermédiaire de dépenses publiques qui ont certainement eu un effet intéressant en matière de hausse de la croissance mais qui ont aussi provoqué une dérive de l’endettement global du pays. Il semble bien que, aujourd’hui, nous ayons touché les limites d’un tel système.

L’impact sur le taux de chômage

On peut alors calculer l’effet sur l’emploi de cette stagnation d’une partie des revenus salariaux à 1 % au minimum et plus probablement à 1,5 % de la population active. Alors qu’avant la crise le taux de chômage en France était de 8,3 %, l’effet net du libre-échange (une fois décomptées les créations d’emploi induites par le surplus d’exportations découlant des règles du libre-échange) représenterait ainsi au moins la moitié et au plus 60 % de ce taux (4 à 5 % de la population active). Or le libre-échange et l’impact des politiques prédatrices hors et dans l’Union européenne n’est pas le seul facteur. La hausse de l’euro est aussi un élément qui induit une perte d’emplois non négligeable[11]. De ce point de vue, les effets de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) sont venus aggraver les difficultés de la totalité des pays de la zone, sauf – à court terme – de l’Allemagne[12].

Il faut, de plus, souligner l’aspect dynamique du chômage ou du retour à l’emploi. Un taux de chômage qui aurait été ramené à 4,3 % signifie immédiatement un équilibre des comptes sociaux (voir un excédent pour certains d’entre eux). Non seulement le budget de l’État n’a plus à contribuer au financement des caisses, mais les cotisations peuvent être réduites ou les prestations améliorées. Ceci signifie une injection supplémentaire de pouvoir d’achat (salaires et profits) se traduisant par une consommation et un investissement plus élevés, et donc un niveau d’activité nettement supérieur, qui tend aussi à faire reculer le chômage.

Compte tenu de l’effet dynamique d’une réduction du chômage, par élimination des effets du libre-échange, un taux de chômage de 3 à 3,5 % apparaît comme plausible, soit par rapport à 2007 un gain de 4,8 à 5,3 % de la population active. Le chômage aurait été entre 36 et 42 % de ce qu’il a été. Inversement, on peut donc affirmer que le coût total du libre-échange, en incluant les effets induits et dynamiques, a été d’accroître le taux de chômage de 138 à 177 % suivant les hypothèses de gain de productivité et d’effet multiplicateur.

Politique théorique et politique réelle

Ceci définit à contrario l’objectif que devrait tenter d’atteindre l’Europe. Le remplacement de la politique actuelle, imprégnée du dogme de la concurrence à tout prix et d’une ouverture à tous vents, par une politique de croissance fondée sur le développement de services publics importants est à l’évidence de l’intérêt de tous. Le développement d’une croissance « verte », soit moins gaspilleuse en énergie et moins émettrice de gaz à effet de serre, passe par le développement de nouvelles infrastructures de transport. Or, aujourd’hui, le développement de telles infrastructures passe par la mise en sommeil des directives européennes concernant les grandes activités en réseau. On mesure ici la contradiction qu’il y a à vouloir une autre politique économique et à rester dans le cadre de l’Union européenne.

Très concrètement, l’action à venir devrait se développer dans trois directions. D’abord devraient être adoptées des mesures de protection visant à compenser les effets du véritable « dumping social et écologique » auquel se livrent certains pays par l’instauration, aux frontières de l’Union européenne, de taxes importantes et, en son sein, de montants compensatoires sociaux et écologiques. Ces taxes, en faisant monter le coût des importations, rétabliraient la compétitivité des producteurs internes. Les revenus qu’elles devraient dégager pourraient alors alimenter des fonds dans les pays visés par de telles taxes pour leur permettre de progresser dans les domaines sociaux et écologiques[13].

Ensuite, une dissolution de la zone euro est nécessaire. Il faut que les pays retrouvent leur monnaie nationale et passer de la logique de la monnaie unique à celle de la monnaie commune afin de respecter les différences entre les inflations structurelles des divers pays membres.

Enfin, d’un point de vue réglementaire, les directives européennes concernant la concurrence et les services publics devraient être réécrites afin de faciliter la mise en place d’une politique industrielle et d’infrastructures (énergie, transport, communication) dans les pays de la zone euro. Ces mesures devraient d’ailleurs s’accompagner de la création d’un pôle public du crédit, qui pourrait être mis sur pied par voie réglementaire et qui viserait à assurer le financement des activités des PME et PMI en assurant la transformation de l’épargne. Pour fonctionner, ce pôle public implique que l’on mette des obstacles importants à la concurrence entre banques, sinon il connaîtra les mêmes dérives que Natexis ou autres. C’est pourquoi nous rangeons cette mesure avec celles qui aboutissent à la suspension de certaines directives européennes ; il est très clair qu’il faudra, en ce domaine aussi, prendre des libertés avec les principes de la « concurrence libre et non faussée » qui règnent sur l’Europe.

La mise en place de ces trois corps de mesures permettrait une politique de relance au niveau de l’Europe sans que l’on ait à craindre de voir les effets de cette politique se perdre dans des déficits extérieurs et être étouffés par le poids apparent des dettes publiques, dont le coût en termes de taux d’intérêt baisserait de manière considérable dans plusieurs pays. L’on dira alors qu’une telle politique est impossible car elle impliquerait un niveau d’homogénéité politique entre les pays de l’Union européenne et de la zone euro qu’il est impossible d’atteindre, même en rêve. Nous sommes tout à fait prêt à en convenir. On ne saurait atteindre une telle politique dans l’immédiat, et ce n’est pas par la concertation que l’on pourrait y aboutir pour l’ensemble de nos partenaires. Mais ce qui est impossible à vingt-sept peut le devenir pour un groupe plus réduit de pays, à la condition que ces derniers soient convaincus de la détermination de la France. Il nous faut ici affirmer que si cette solution pleinement concertée représente, de loin, la meilleure des solutions, la poursuite de la situation actuelle représente, quant à elle, la pire des solutions. Il faut apprendre à rompre avec la pratique qui consiste à parler sans agir pour commencer à agir, puis parler. Il nous faut retrouver les vertus de l’exemplarité d’une politique résolument française.

Les réformes qui s’imposent

Les réformes qui nous conduiraient vers cette mise entre parenthèse de la globalisation et du libre-échange seraient plus efficaces si elles étaient partagées par un groupe de pays. La question se pose alors de savoir si ce groupe de pays pourrait être l’Europe, et sinon qui pourrait en faire partie.

L’Union européenne telle qu’elle existe de manière institutionnelle, soit à vingt-sept membres, ne remplit aucune des conditions pour entamer une rupture avec la globalisation. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir attirer vers les positions que l’on a présenté les vingt-six autres pays. Les directives de Bruxelles en ont été les vecteurs. Mais, d’un autre côté, elle est aussi trop étroite. En fait, le projet que l’on a dessiné s’adresse aussi à des pays qui sont hors de l’Union européenne mais qui ne sont pas nécessairement hors de l’Europe, entendue cette fois dans le sens géographique. La Russie pourrait ainsi être concernée. Le projet peut ainsi intéresser des pays qui seraient prêts à reconfigurer l’Europe. En fait, le choix présenté, soit poursuivre dans la voie actuelle de l’Europe avec son cortège de faibles croissances et de soumission à la globalisation, soit entamer un nouveau cours donnant la priorité à la croissance la plus forte possible, au plein-emploi et à l’émergence d’un nouveau projet social, provoquera une cassure décisive entre nos partenaires. Encore faut-il que ce choix ne soit pas virtuel. C’est dans la concrétisation unilatérale des premières mesures de ce choix que nous pourrons voir quels sont les pays qui sont réellement prêts à nous suivre. Aussi faudra-t-il commencer par prendre des mesures unilatérale, moins pour nous dégager du carcan qui pèse sur nous que pour susciter cette fracture trop longtemps retardée et plus que jamais nécessaire.

On dira que ceci nous mettrait au ban de l’Union européenne, dont nous ne respecterions plus les traités. Il faut pourtant savoir que la supériorité des règles et lois nationales sur les directives européennes a été affirmée, une nouvelle fois, en Allemagne lors d’un arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe. L’arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique dans l’Union européenne, seuls les États-nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[14]. En décidant de suspendre temporairement l’application de certaines des directives européennes, nous serions ainsi dans notre droit. Soit l’Union européenne serait sommée de les réécrire et de rouvrir le débat sur la globalisation financière et la globalisation marchande, soit elle entrerait dans un processus d’explosion. En effet, certaines des mesures que l’on a proposées auraient de tels effets sur nos voisins qu’il leur faudrait les imiter au plus vite ou accepter de voir leur propre situation se dégrader. Ce n’est donc nullement à une politique de « cavalier solitaire » que nous appelons. Ces mesures ont trop de sens pour ne pas susciter l’imitation et, à partir de là, ouvrir la voie à de nouvelles coordinations. Mais il est effectivement probable qu’elles signifieraient la mort de l’Europe telle que nous la connaissons et la naissance de nouvelles alliances.

Adieu, libre-échange…

Économiquement, le Libre-Échange n’est pas la meilleure solution et porte des risques de crises et d’accroissement des inégalités qui sont considérables. Il met en compétition différents territoires non pas sur la base des activités humaines qui s’y déploient mais sur celle de choix sociaux et fiscaux eux-mêmes très discutables[15]. La libéralisation du commerce n’a pas profité aux pays les plus pauvres, comme le montrent les études les plus récentes. Une comparaison des avantages et des coûts, en particulier en ce qui concerne l’effondrement des capacités d’investissement public dans la santé et l’éducation suite à l’effondrement des ressources fiscales, suggère que la balance est négative.

Politiquement, le Libre-Échange est dangereux. Il est attentatoire à la démocratie et à la liberté de choisir ses institutions sociales et économiques. En favorisant l’affaiblissement des structures étatiques il encourage la montée des communautarismes et des fanatismes transfrontières, comme le Djihadisme. Loin d’être une promesse de Paix, l’internationalisme économique nous conduit en réalité à la Guerre.

Moralement, le Libre-Échange est indéfendable. Il n’a d’autres rivages que celui de la réduction de toute vie sociale à la marchandise. Il établit en valeur morale l’obscénité sociale de la nouvelle « classe de loisir » mondialisée[16]. L’avenir est donc bien au protectionnisme. Ce dernier s’imposera d’abord comme moyen d’éviter le dumping social et écologique de certains pays. Il prendra alors la forme d’une politique industrielle cohérente où l’on cherchera à stimuler ainsi le développement de filières au rôle stratégique dans un projet de développement. Ceci conduira à redéfinir une politique économique globale pouvant inclure une réglementation des flux de capitaux, afin de retrouver les instruments de la souveraineté économique, politique et sociale. Les formes de la politique du futur restent à trouver. Son sens général cependant ne fait guère de doute.

[1] On renvoie ici à Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.

[2] Ce fut le cas dans la production d’automobiles lorsque des modèles identiques ont été produits dans des pays différents et ont permis une comparaison directe en temps de travail.

[3] Rycx F., I. Tojerow, D. Valsamis, Wage Differentials Across Sectors in Europe: an East-West Comparison, Bruxelles, WP 2008.05, ETUI, 2008.

[4] R. Ruonen, B. Manying, « China’s Manufacturing Industry in an International Perspective: A China-Germany Comparison », Économie internationale, n° 92, 2002, p. 103-130.

[5] J.-F. Jamet, « Productivité, temps de travail et taux d’emploi dans l’Union européenne », Questions d’Europe, n° 45, Fondation Robert Schuman, 2006.

[6] Sources : TCB/GGDC et base de données STAN de l’OCDE

[7] On tient compte ici des créations d’emplois qui peuvent être liées à l’ouverture internationale.

[8] JEC, U. S. Senate, 26 août 2008. Voir aussi U. S. Congress, State Median Wages and Unemployment rates, prepared by the Joint Economic Committee, US-JEC, juin 2008.

[9] Mishel L., Gould E et Bivens J., « Wage stagnations in 9 charts », Economic Policy Institute, Washington DC, 6 janvier 2015.

[10] R. Bigot, « Hauts revenus, bas revenus et “classes moyennes”. Une approche de l’évolution des conditions de vie en France depuis 25 ans », Intervention au colloque « Classes moyennes et politiques publiques » organisé par le Centre d’analyse stratégique, Paris, 10 décembre 2007.

[11] F. Cachia, « Les effets de l’appréciation de l’euro sur l’économie française », Note de Synthèse de l’INSEE, Paris, INSEE, 20 juin 2008.

[12] Voir J. Bibow, « Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This » in J. Bibow, A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York, Palgrave Macmillan, 2007.

[13] C’est le principe du « protectionnisme altruiste » défendu entre autres par Bernard Cassen.

[14] Voir H. Haenel, « Rapport d’Information », n° 119, Sénat, session ordinaire 2009-2010, 2009.

[15] Sapir J., voir Ch. 8 et Ch. 9 de D. Colle (edit.), D’un protectionnisme l’autre – La fin de la mondialisation ?, Coll. Major, Presses Universitaires de France, Paris, Septembre 2009.

[16] Voir A. Wolfe, « Introduction » in T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, The Modern Library, New York, 2001 (nouvelle édition del’ouvrage de 1899).
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