D’ailleurs, évaluer la profitabilité d’un trader est très délicat, tant l’omerta sur les pertes et communément acceptée. Ceux qui parlent ne disent pas tout, et la majorité se tait, éludant d’un revers de main la question de leur performance. Honte, arrivisme ou ego surdimensionné, le panel des raisons légitimes au silence est large et nuancé. La guerre entre ego et trading est déclarée consommée et silencieuse. Elle se joue dans l’intimité de nos bureaux et de nos fantasmes.
J’avoue avoir une position privilégiée pour observer ce champ de bataille funeste. Lorsqu’un trader paie un coach pour changer son comportement et faire des gains, il lui dit la vérité. Mon regard indiscret se faufile dans les représentations que l’individu se fait de lui-même.
Parce que c’est bien de cela que je vous parle ici: d’illusions et de poudre aux yeux. Tel le magicien d’Oz, le trader est tenté de protéger son ego par des stratagèmes d’illusionniste zélé et talentueux, au mépris de ses performances ou de ses projets. Au fond, l’argent ou la maîtrise du risque n’ont aucun poids face à ce « Je » d’enfant sublimé, idéalisé, et parfois dévoyé.
Comment l’ego se manifeste-t-il en trading ?
En tradind, l’ego se pavane à tous les étages. Dans la formation, l’ego va pousser le novice et présumer de sa compétence. Il y a 4 stades d’apprentissages :• inconsciemment incompétent : je ne sais pas que j’ignore
• consciemment incompétent : je sais que j’ignore
• consciemment compétent : je sais que je sais
• inconsciemment compétent : je sais tellement que j’ai oublié savoir
Un ego surdimensionné nous bloque à la première phase. Ensuite, apportons de la nuance à cette affirmation : nous commençons tous par la première phase, mais une personne qui a une bonne estime de soi va rapidement avoir conscience qu’elle ne sait pas.
Aura-t-elle la motivation, l’organisation, le temps, bref, les ressources pour apprendre ? Ceci est une autre question.
Le trading nous demande d’apprendre dans 2 sphères bien distinctes et complémentaires : technique et comportementale. L’égotique va apprendre et progresser techniquement, mais il y aura toujours un frein dans l’acceptation de son insignifiance. Accepter d’avoir tort, avoir une forte discipline sur la gestion des pertes, ou cadrer son trading, l’ego verrouille l’accès à ces compétences élémentaires. Au bout du compte, l’apprentissage d’un ego colossal ressemble à une montagne de techniques et d’indicateurs, ensemble disparate et inefficient. La personne devient une bible technique, dispensant sa science de par les rivières et le champ, mais elle reste pourtant perdante.
En opérant sur les marchés l’ego, ravage les comptes. Exposition inadaptée, politique de risque incohérente, réactions d’attaques stériles : les pièges de l’ego sont légion et lorsque le trader accepte enfin de comprendre qu’il court à la ruine, il se bloque, tétanisé.
L’individu passe alors rapidement d’un bout à l’autre du prisme, confiance illusoire et hyperactivité le lundi , dévalorisation et apathie le mardi, regain d’énergie le mercredi…
L’ego, ce « Je » d’enfant est dans l’extrême, dans l’irréel et ne semble pas prendre conscience des enjeux. D’ailleurs, pourquoi le voudrait-il ? Étant lui-même une illusion, une compensation, un stratagème, il se moque des considérations bassement pratiques, il laisse cela aux adultes.
Comme un enfant rebelle, il reste tout-puissant et se moque des règles et des procédures. Il nous invite à tout tenter pour « rattraper » le coup lorsqu’une position devient problématique. Et les solutions sont nombreuses, il hedge ou moyenne, il a toujours un tour dans son chapeau, parce qu’il en a dans la caboche, cet ego si costaud, n’est-ce pas ?
Il est toujours en forme! Alors que tout le monde préconise des sessions de travail courtes pour soigner la concentration et garder la maîtrise de soi, l’ego enchaîne les heures parce que le repos, c’est pour les faibles ou les perdants. Évidemment, ceci est encore un leurre, mais il a besoin de se prouver sa valeur à chaque instant, puisqu’elle ne repose finalement sur rien.L’ego a besoin d’avoir raison pour continuer d’exister, c’est pourquoi il ne supporte pas l’erreur et qu’il trouvera facilement d’autres coupables que lui-même.
Assumer la responsabilité d’une erreur ou accepter d’avoir tors reviendrait à lever le voile et à le montrer en pleine lumière, chétif et ridicule. Et il capable de tout pour éviter cette humiliation. Alors il s’accroche, il redouble d’efforts et 10 fois, 100 fois, 1000 fois il trouve la solution extraordinaire qui le rendra riche et profondément puissant.
Il a bien entendu dire quelque part que le système parfait n’existe pas, que le Graal est une légende et que les marchés sont imprévisibles, mais cela ne le concerne pas. Lui, il est plus juste que le roi Arthur, plus fort que Gauvain, plus beau que Lancelot : il est l’Ego, surpuissant et implacable.
Je caricature et je me moque, prenez-le avec recul, car nous sommes tous plus ou moins concernés par la question. Pour nous lancer en trading, nous avons tous besoin d’ego. Les risques d’échec sont tels que seuls les individus qui croient profondément en eux se lancent.
Cette croyance, cette foi, seul notre ego a le pouvoir de nous la donner au début. Lorsqu’on débute, nous ne savons rien. Une confiance légitime et une autorité raisonnée sont donc inatteignables. L’impulsion de faire du trading se nourrit donc d’ego, de fantasme et d’illusions, et c’est très bien ainsi. L’équilibre reste le cœur du débat. D’un côté, nous avons besoin d’avoir suffisamment d’ego pour croire en nous, oser et nous exposer; suffisamment confiance pour encaisser l’échec, tomber et se relever; suffisamment de force et de rage pour risquer, repartir à zéro et remettre son travail sur l’ouvrage.
De l’autre côté, nous avons besoin d’humilité pour accepter l’erreur ; avoir suffisamment de recul pour analyser les causes d’un échec ou d’un obstacle; suffisamment de sagesse pour que la rage se transforme vite en motivation pérenne et porteuse.
Il semble donc que l’apprentissage du trader, au-delà de la technique, soit aussi un parcours initiatique. En cours de route, il dépose chaque jour des lambeaux d’ego et il cueille des pousses de confiance légitime.
Pour certains, il va falloir de nombreux échecs avant qu’ils acceptent de se remettre en question, pour d’autres ce sera plus rapide. Cela dépend principalement de la taille de l’ego et de son utilité dans l’écologie globale de l’individu. Pour aborder cette notion, nous devons donc revenir à la genèse de l’ego.
Qu’est-ce que l’ego ?
Platon décrivait l’ego comme un « je » sans conscience de soi. C’est une représentation, une image fantasmée que l’individu se fait de lui-même. L’ego se construit donc sur la base de croyances et d’idées plus ou moins fausses que je me fais sur moi. Dans les approches spirituelles, on associe l’ego à une personnalité de substitution ; souvent empreinte d’orgueil et une vision déformée de la réalité.Le prisme de l’ego est donc un miroir déformant qui n’a pour unique fonction de nous renvoyer une image idéalisée, telle la méchante reine de Blanche-Neige : « Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? »
Ce Moi de remplacement et un lieu où l’on cultive nos velléités, notre besoin de reconnaissance et où l’on prouve notre valeur maladroitement et pour de mauvaises raisons. Mais concrètement, nous avons tous quelque chose à prouver…
Si nous ne cherchons pas forcément à être valorisés dans le regard de l’autre, nous voulons souvent légitimer notre estime personnelle ou revendiquer notre statut de personne unique et exceptionnelle et ceci est légitime et profondément humain.
Au-delà du business et de l’argent, de la passion et de l’amusement, les marchés financiers sont donc un théâtre où l’on vient se prouver à nous-mêmes que l’on existe et que nous avons une grande valeur. Et qui pourrait nous en blâmer, dans cette société de règne absolu de l’image et de la performance.
Nous pourrions confondre « ego surdimensionné » et « confiance de soi » et les 2 sont liés en effet, mais pas comme nous pourrions le croire de prime abord : le lien est une opposition proportionnelle.
Moins nous avons confiance en nous, plus nous avons besoin d’ego et vis-versa.
Lorsqu’on vit un moment difficile, une période de doute ou de perte, notre confiance et notre ego sont touchés de manière différente :
L’ego surdimensionné est vexé : « Comment ça, JE me suis trompé, je fais fausse route ; moi qui suis si intelligent et si fort, ce n’est pas possible, c’est le marché qui a tort, c’est ma formation qui n’était pas bonne, c’est la stratégie qui est mauvaise… »
Il a le désir inconscient d’être au centre de l’attention et au-dessus de la moyenne. Cela se manifeste de façon négative par de l’individualisme, un refus de la critique ou de la remise en question.
On peut avoir tendance à confondre cette crise d’ego avec de l’assurance légitime tant ce désir révèle un charisme de leader, du courage, et une persévérance dans l’effort.
Mais la confiance en soi, c’est autre chose. La confiance accepte l’erreur et permet de regarder la réalité avec distance et ouverture ; la confiance en soi est légitime et s’appuie sur des bases tangibles et solides, elle n’a pas besoin de rabaisser, puisqu’elle se propulse seule vers l’excellence grâce au travail, à la pugnacité et à l’acceptation de l’échec.
La source de l’ego ?
Il y a 2 mécanismes distincts dans l’élaboration d’un ego surdimensionné et les études en neuroscience nous aident à mieux le comprendre :-L’instinct grégaire :
L’instinct grégaire est notre place instinctive dans le groupe en termes de pouvoir. Autrement dit , c’est ce qui régule en partie les rapports de force entre les individus. Il y a des dominants et des soumis. Les particularités de l’instinct grégaire sont qu’il est relatif (on est dominants ou soumis par rapport à X ou Y) et qu’il est fixe, on ne plus le changer à l’âge adulte.Ce qui va conditionner l’instinct grégaire est principalement les rapports que nous entretenions avec notre famille et nos amis. Le siège de l’instinct grégaire est une zone très peu consciente de notre cerveau (paléolimbique).
Une forte dominance peut avoir deux causes, l’absence d’attention des parents, ou bien, au contraire, une survalorisation de l’enfant. Dans le premier cas, l’enfant, narcissiquement négligé, se sent transparent, peu intéressant dans le regard de ses parents, ou uniquement lorsqu’il remporte des succès. D’où une tendance à la compétition, aux performances en tout genre pour attirer amour et attention. Deuxième cas de figure, l’hypervalorisation. L’enfant est magnifié par ses parents : doué, exceptionnel, merveilleux.
La manière dont votre entourage s’est comporté avec vous a conditionné ce point d’ancrage, et avoir un ego sur dimensionné ne fait pas de vous une mauvaise personne. Vous avez le pouvoir de vous extraire de ce type de fonctionnement.
– Liberté perdue :
Grandir, s’insérer dans un groupe social demande de perdre un certain nombre de libertés. Le petit enfant commence par s’inscrire dans une famille, il perd le droit de se balader nu, de manger avec ses doigts ou de taper sa petite sœur. C’est l’ensemble des attitudes qui nous sont renvoyées par le regard du groupe comme ridicule, gênantes ou inacceptables. Chaque individu perd un certain nombre de libertés. Pour la grande majorité d’entre elles, c’est plutôt aidant pour construire sa vie. Toutefois, les libertés que nous avons perdues peuvent parfois nous être nécessaires pour combler un besoin individuel : j’ai un besoin, mais j’ai perdu la liberté d’adopter un comportement efficace pour combler ce besoin. Je vais donc adopter des comportements de substitution pour combler ce besoin.Disons que dans l’enfance, d’une manière ou d’une autre, j’ai perdu la liberté de m’estimer justement, j’ai été blessé dans la vision que j’ai de moi-même. Comme j’ai besoin de m’estimer pour avancer dans la vie, pour développer des relations et avoir des rêves et des projets, je compense la défaillance de l’estime de soi par l’ego.
« Je ne parviens pas à m’aimer inconditionnellement, alors je me leurre sur mon identité afin d’aimer une représentation que je me fais de moi-même »
Comment le contrer ?
Pour Nietzsche, il y a 3 étapes dans l’acquisition de la sagesse, qui fonctionnent tout aussi bien pour contrer l’ego :-l’autre est coupable
-je suis coupable
-je ne cherche pas de coupable, je cherche des options
Ici, nous touchons donc à la notion de responsabilité. L’analyse transactionnelle s’attache à définir notre positionnement en termes de responsabilité. Elle part du postulat que nous prenons alternativement 3 rôles bien distincts : l’enfant, le parent et l’adulte. Chacun d’entre nous passe alternativement par tous ces états du moi, ils sont donc totalement intégrés à nos scénarios de vie. Depuis notre naissance, nous avons incorporé ces 3 états, tout d’abord celui d’enfant dans les premières années de vie (besoins, soumission, rébellion), puis celui de parent durant l’enfance et l’adolescence (apprentissage), enfin, l’état d’adulte (analyse, décision, indépendance). Les grandes personnes que nous sommes devenues sont donc constituées de ces 3 couches successives que nous activons plus ou moins souvent, celons la situation.
Lorsque nous tradons, c’est l’état d’adulte que nous visons ; le seul qui peut apporter des performances pérennes. L’adulte observe, s’informe et prend des décisions pragmatiques et responsables.
Prenons un exemple pratique : j’allume ma station de trading, je charge mes études et mes graphiques sous différentes unités de temps, je regarde la tendance, je vérifie mes indicateurs, puis j’ai un signal donc je prends une position. Le marché retrace, j’ai une perte latente encore acceptable, mais la lecture des indicateurs me porte à croire que la tendance se retourne.
L’état d’enfant, foncièrement dans l’ego, refuse de couper la perte sans même avoir besoin de se justifier. L’état de parent regarde les graphiques d’autres UT, cherche à légitimer le choix d’entrée. Il analyse les données et pendant ce temps, repousse la prise de décision. L’état d’adulte sait que cette situation peut arriver, a prévu cette éventualité avant même de prendre cette position. Il a un plan d’action déterminé à l’ avance et s’y tiens. L’enfant cherche un coupable, l’adulte n’a pas besoin de coupable, mais d’un plan d’action : il est foncièrement détaché de l’ego.
Cette approche de trading permet d’accroire une confiance légitime et de limiter le pouvoir de l’ego. La confiance apporte une ressource indispensable pour devenir ou rester profitable : laisser courir ses gains, mettre en place une approche de risque pragmatique et cohérente, accroître la discipline et le respect d’une stratégie opératoire.
Toutefois, soyons lucides, développer la confiance dans un système et dans notre propre capacité à l’appliquer demande beaucoup de temps et de pratique. L’individu, qui doit progressivement déposer son ego sur le rebord du chemin, écope donc d’une « double peine » : abandonner des illusions de puissance plaisantes, et travailler avec assiduité et régularité, sans excès, mais avec rigueur et pugnacité. Tout le monde n’est pas disposé à un tel investissement et vous devez avoir l’honnêteté et la présence d’esprit de le reconnaître si c’est le cas.
Paradoxalement, accroître votre confiance légitime vous rendra plus humble et pour illustrer cette idée, je vais citer Yann dall Aglio :
« Comment renoncer à la demande hystérique d’être valorisé ? Eh bien, en prenant conscience de ma nullité. Eh oui, je suis nul, mais rassurez-vous, vous aussi ! »
Cette « poésie de la maladresse assumée », l’autodérision, permet de regarder notre nullité avec tendresse et humour et de comprendre que notre valeur est à la fois infinie et infime.
Infinie, car même dans nos erreurs, chacun de nous est unique et exceptionnel ; infime, car malgré tous nos efforts, nul n’est irremplaçable et le plus grand des hommes tombera de toute façon dans les limbes de l’oubli.
Notre valeur propre n’est pas conditionnée à la viabilité de nos choix ou à nos performances, mais à la manière dont nous les vivons. Lorsque vous prenez position, ce n’est pas votre valeur humaine que vous mettez en jeu. Ce que vous exposez sur les marchés financiers, c’est une somme d’argent, définie à l’avance, une somme que vous êtes en capacité de perdre et qui ne viendra pas transformer votre vie.
La seule chose qui importe vraiment à cet instant est : « Ai-je réellement maximisé mes chances d’apprendre et de réussir ? »
Accepter notre « nullité » ou notre vulnérabilité, c’est faire le deuil de l’ego. C’est refuser de se jauger à l’aune de nos performances. C’est s’aimer inconditionnellement, comme nous aimons souvent nos enfants.
Si les sentiments que vous avez envers vous-même ne dépendent pas, ou peu de votre réussite, votre engagement dans les trades sera moindre et vous réaliserez de meilleures performances.